Peut-être vivrai-je si longtemps que je ne finirai par l’oublier.

Orson Welles – La Dame de Shangaï

the lady of shangai_welles_hayworth_affiche« Cette fille sera ma femme ! » lance un grand gaillard au visage modelé dans du chewing-gum avec un nez rond qui adoucit un regard perçant. En plein tournage de It’s all true, Orson Welles tient entre ses doigts un numéro de Life magazine où figure la photo d’une starlette des studios de la Columbia. Les paupières de velours, les lèvres ourlées, la chevelure en cascade, les épaules sensuelles, Rita Hayworth en déshabillé de dentelle et de satin fixe l’objectif comme une promesse de bonheur. Ce cliché en noir et blanc signé Bob Landry fait des ravages parmi les GI de la seconde guerre mondiale. En 1942, il enflamme le désir de l’artiste intello rebelle d’Hollywood friand de beautés latines en lingerie fine.

La pin-up qui lui sourit n’a pas encore un quart de siècle et déjà… 21 années de métier ! Fille d’Eduardo Cansino, le créateur espagnol des Dancing Cansinos et de Volga Hayworth, ex-danseuse des Ziegfeld Follies portée sur la bouteille, Margarita Carmen est l’aînée de deux frères. Sa prédisposition pour les planches lui vaut de monter dès 4 ans sur la scène du Carnegie Hall, mais aussi d’être déscolarisée, dressée comme une poupée de spectacle sans âme.
Attiré par l’Eldorado du cinéma, Eduardo somme sa famille de quitter New York. Les Cansino traversent l’Amérique en roulotte. Direction la colline d’Hollywood prometteuse de fortune et de gloire. En plein krack financier de 1929, Eduardo se rajeunit et vieillit Margarita. Le tyran domestique et sa fille si docile se produisent en duo. Si la timidité maladive de l’adolescente la rend transparente dans la vie, elle s’électrise sur scène, entre en transe, brille d’un tel feu qu’elle éclipse son père. Il arrive alors à Eduardo de la frapper pour affermir son autorité et même de se glisser la nuit dans le lit de sa fille puisqu’ils sont partenaires. L’existence de Rita Hayworth sera à jamais marquée par ce trauma incestueux. Elle considérera les hommes de sa vie comme le centre de l’univers. S’efforcera de devenir l’instrument de leurs fantasmes. Puis, dans un élan de survie, elle les quittera tous. Un peu plus détruite à chaque fois.

Rita incendiaire

Quand Orson Welles, romantique devant l’Eternel, entreprend une cour assidue, Rita Hayworth le fuit comme la peste tant il l’impressionne. Lui, un surdoué élevé dans une famille aisée à l’esprit avant-gardiste. Elle, une quasi-bohémienne tombée d’un nid dominé par la violence et l’inculture. L’actrice vient de demander le divorce à Eddie Judson, son premier mari. Cupide comme Eduardo et encore plus maquereau, c’est lui qui transforme Margarita Carmen Cansino en Rita Hayworth. Trop brune, trop boulotte, le front trop étroit, il lui impose un régime draconien, la soumet à des séances d’électrolyse. Ce procédé barbare brûle la peau afin de redessiner la naissance des cheveux. Le front de la jeune fille s’élargit et laisse pénétrer la lumière comme par magie. Sa chevelure de jais est teinte en roux et forme une auréole flamboyante autour d’un visage à la structure parfaite. Pour achever son œuvre en beauté, le pygmalion jette sa femme dans les bras d’Harry Cohn, le Président de la Columbia. Elle se refuse à cet être dur et grossier qui recherche une vedette emblématique pour ses studios. Jamais Harry Cohn ne pardonnera cet affront à l’actrice. À défaut de la posséder physiquement, il en fera sa prisonnière. Engagera des espions pour la pourchasser, fera installer des micros dans les résidences et jusque dans les loges de la star.

Rita Hayworth cède aux avances d’Orson Welles après une avalanche de coups de téléphone et une série de dîners en tête-à-tête. Elle succombe à ce génie d’à peine 30 ans quand elle s’aperçoit qu’ils partagent le même désir : briser le joug hollywoodien. Welles, plus célèbre pour ses compositions d’acteur que pour ses réalisations boudées par le public, abhorre l’industrie cinématographique américaine depuis que la RKO a amputé La Splendeur des Amberson.
Hayworth, pur produit de l’usine à rêve, espère tout plaquer pour une vie popotte auprès d’un mari aimant, d’une tripotée d’enfants et d’une batterie de casseroles à astiquer. Quand Orson demande la main de Rita, elle exulte de joie. Au lendemain d’un mariage express, la presse surnomme le couple le plus sexy de l’année 1943 : La Belle et le Cerveau.

rita_hayworth_technicolorHayworth en Technicolor

Gilda nucléaire

Après les aventures de la radio, du théâtre et du cinéma, Orson décide de se lancer dans la politique. Pour participer à l’effort de guerre, il crée le Mercury Wonder Show. Un spectacle sous chapiteau avec, à l’affiche, Monsieur et Madame Welles dans le numéro de la femme coupée en morceaux !

Harry Cohn sent Rita Hayworth lui échapper. Il lui interdit formellement de se produire sur scène pour cause de tournage. Sous contrat, l’actrice est obligée de s’incliner. La mort dans l’âme, elle enchaîne deux films musicaux dont un avec Gene Kelly, puis tourne Gilda de King Vidor. La scène du strip-tease le plus habillé de l’histoire du cinéma fait l’effet d’une bombe. Propulsé à la une de tous les journaux de la planète, le sex-symbol est sacré Déesse de l’Amour. Sa gloire resplendit avec tant d’éclat que l’arme nucléaire larguée sur l’atoll de Bikini est baptisée Gilda. La Belle est horrifiée à l’idée d’être associée à ce crime de guerre. Le Cerveau qui se voit déjà Président des Etats-Unis s’amuse de cette publicité. Une First Lady des plus explosives n’est pas pour lui déplaire d’autant que la morale est sauve puisque Rita est enceinte !
Pendant la grossesse, Orson parcourt l’Amérique. Son épouse délaissée noie son chagrin dans l’alcool et s’entoure d’amies « attentionnées » qui lui révèlent les frasques de son mari après la décharge d’adrénaline des meetings. Une petite Rebecca voit le jour au sein d’un foyer où alternent scènes de jalousies et joutes réconciliatrices car, comme le confie Welles à la presse, il suffit de faire l’amour à Gilda pour apaiser ses tourments…

Sur un coup de tête, la star demande le divorce. Harry Cohn se réjouit de voir sa créature lui revenir. Pour mieux exercer son contrôle sur le couple, il a prêté 250 000 dollars à Orson Welles. En contrepartie, le réalisateur s’est engagé à tourner un film pour la Columbia, un magnifique cadeau de rupture pour Rita : La Dame de Shangaï. Le couple de légende appelle une cohorte de photographes. Ils assistent en direct au massacre suprême : la chevelure incendiaire de la Déesse de l’amour est transformée en coupe courte blond platine ! Harry Cohn manque de s’étrangler. Ravie de se venger de son producteur, la Belle se plie sans ciller à tous les fantasmes de son Cerveau. En secret, Rita espère reconquérir Orson. Elle y parvient sans mal sur le Zaca, le yacht prêté et conduit par Errol Flynn pendant le tournage.

Elsa meurtrière

Si l’intrigue d’If I should die before I wake, roman de Sherwood King scénarisé par William Castle, est des plus conventionnels, la minceur de son propos laisse éclore d’une façon baroque la créativité d’Orson Welles dans un climat de film noir aux frontières de l’horreur. Les thèmes moraux chers à l’éthique du cinéaste imprègnent cette œuvre mortifère. Le bien et le mal ne résident pas seulement entre les mains des protagonistes, mais semblent aussi s’organiser par le commandement d’une force supérieure dont la caméra serait un œil impitoyable à l’iris suraigu. Les fameuses plongées wellesiennes déstabilisent les personnages jusqu’au vertige. Elles traquent leurs manigances en les assimilant à la décadence d’un monde capitaliste où Welles se joue des codes des films hollywoodiens pour mieux les pervertir. Un baiser glamour en ombre chinoise s’échange devant un aquarium phosphorescent envahit par des monstres marins. Un bateau n’avance pas sur l’océan, mais traverse des marais infestés de serpents et de crocodiles, prédateurs à l’affût.

Elsa Bannister, le personnage de Rita Hayworth, est gommée de tout sourire et demeure insaisissable dans l’infini de ses reflets. Orson Welles choisit d’abandonner son héroïne dans le Luna Park désert de San Francisco. Manipulatrice, monstrueuse, elle hurle telle une chienne « I don’t wanna die ! » sur un parquet crasseux. Rita la danseuse devient alors Hayworth la tragédienne. Exangue, rampante, la star la plus désirable se métamorphose en martyre sur l’autel de la machine à broyer hollywoodienne. En laissant lâchement mourir Elsa Bannister dans une galerie des glaces de pacotille, Orson Welles s’inscrit sur la liste des hommes qui ont aidé à détruire la femme. À la fin du film, Arthur Bannister tire à bout portant dans les miroirs. Ce personnage trouble d’époux réunit à lui seul les perversités d’Eduardo Cansino, d’Eddie Judson et d’Harry Cohn. L’image multipliée de Bannister autour de Rita Hayworth entremêle les influences dévastatrices de son père, de son premier époux et de son producteur. Visions vampiriques dont seul le personnage de Michael O’Hara incarné par Orson parvient à se soustraire. Écrasé de culpabilité, il s’enfuit vers le fil de l’horizon pendant que sa voix off, distance purement wellesienne entre le présent de l’image et l’interprétation de son propre vécu, murmure à propos d’Elsa/Rita : « Je vivrai peut-être assez vieux pour l’oublier. Je mourrai peut-être en essayant. ».

the_lady_of_sahngai_welles_hayworth_zaccaRita, Orson et la roue du Zaca

Diva Alzheimer

La Dame de Shanghaï, charcuté par la Columbia sur les ordres d’Harry Cohn fou de rage à la vision des rushes, est un échec cuisant. Le Cerveau s’en fiche. Il a réglé son compte à Hollywood. Il file en Italie, rejoint le Vieux Monde où son génie semble mieux compris. Sa Belle s’empresse de le suivre. Elle s’installe sur la Côte d’Azur. Traquée par les paparazzi, elle sort avec des hommes pour attiser la jalousie d’Orson. Parmi ses prétendants, un prince play-boy séduisant : Aly Khan. Il s’accroche. Rita finit par lui céder. La veille de son troisième mariage, la Belle fixe un ultime rendez-vous à son Cerveau. Mais le cœur du réalisateur tout à son Macbeth ne bat plus au même rythme. Le sort en est jeté. Rita Hayworth ne sera pas First Lady mais princesse. Le conte de fées est de courte durée car le prince charmant s’avère un coureur de jupons invétéré.

Orson Welles, de loin en loin, suivra le parcours sentimental de son ex-femme. Deux mariages naufrages avec Dick Haymes et James Hill, des hommes qui considèrent Rita comme une juteuse entreprise. À cette époque, l’actrice refuse le rôle de Maria Vargas dans La Comtesse aux pieds nus où Joseph L. Mankiewicz s’inspire de sa vie personnelle. Elle décline aussi l’offre de Fred Zinnemann qui l’envisage dans Karen Holmes de Tant qu’il y aura des hommes.

Cyclothymique, l’interprète de Gilda alterne entre accès de colère et phases de mutisme. La défaillance de sa mémoire attribuée à l’alcool l’éloigne peu à peu des studios. En 1980, sa seconde fille Yasmin Aga Khan (1) l’entraîne chez un spécialiste. Le diagnostique est formel. La star souffre d’une pathologie dégénérative méconnue : la maladie d’Alzheimer. Quelque temps avant son décès en 1987, Rita Hayworth croise Orson Welles dans un hall de palace. Le géant est devenu un ogre vêtu d’un chapeau à large bord et d’une immense cape noire. Il s’approche du plus grand amour de sa vie. Les traits et le regard las, Rita le fixe interrogative. On raconte que l’ogre ne put retenir ses larmes devant la Belle qui avait tout oublié. Jusqu’à son Cerveau.

Rita’s touch

Le mystère et l’ambivalence d’Elsa Bannister envoûte sur grand écran un petit garçon d’Oran. Son nom : Yves Saint-Laurent. La magie de la lumière d’Orson Welles et des costumes créés par Jean-Louis font de Rita Hayworth une femme YSL avant l’heure. Dress code à décrypter : les pois, le satin, les noeuds sur les robes du soir et surtout le fameux caban à bord du Zaca !

En 1990, David Fincher réalise le vidéo clip Vogue. Hommage en noir et blanc à l’âge d’or d’Hollywood où Madonna adopte la coupe courte blond platine et se fait (entre autres) un look très « Dame de Shangaï » revisité par Jean-Paul Gaultier. Sur une chorégraphie de la ballerine punk Karole Armitage, Madonna cite le nom de Rita Hayworth.

Gilda inspire les studios Walt Disney en 1988 dans Qui veut la peau de Roger Rabbit ? de Robert Zemeckis. Miss Hayworth se transforme en toon et devient la bombe fatale Jessica Rabbit.

En 1994, Frank Darabont tourne Les Evadés, un film inspiré de la nouvelle de Stephen King : Rita Hayworth et la rédemption de Shawskank. Une scène et une affiche de Gilda permet à Andy Dufresne alias Tim Robbins d’imaginer et de masquer son évasion. Idem pour David Lynch en 2000. La double construction du personnage de Rita/Camilla Rhodes incarnée par Laura Harring s’inspire de la Déesse de l’amour dans Mullholand Drive.

Et pour le plaisir, Rita Hayworth is staying alive