En ce jour de printemps, l’été devance l’appel. Dans le quartier Montparnasse, Patrice Leconte m’attend dans son bureau perché sous les toits. Une rencontre au sommet où il est question de Riva Bella, son dernier roman, de J’arrête le cinéma, un entretien passionnant mené par Hubert Prolongeau, et de Voir la mer, le film de la renaissance (1).

Patrice Leconte par Fabien Lemaire
Sur le balcon, nous avons admiré la Tour Eiffel et pensé en même temps au symbole des Films du Carosse, l’ancienne société de production de François Truffaut. Le cinéaste de Une belle fille comme moi condamnait ses échecs. Le réalisateur de La fille sur le pont revendique son amour du succès. Attitude suspecte dans un pays qui toise la réussite?… À ces mots, Patrice Leconte s’anime. Une étincelle jaillit dans son regard. Son physique d’oiseau tombé du nid s’enhardit, déploie toute son ampleur. Celle de la passion pour le cinéma !

Patrice Leconte : Si un peintre qui ne vend pas de toile, un romancier sans lecteur ou un cinéaste qui ne fait pas d’entrée prétend qu’il s’en fout, c’est un menteur. Le plus beau long-métrage du monde, s’il n’attire que deux spectateurs, est infirme. Lorsqu’un de mes films sort et ne marche pas, ça ne me flatte absolument pas. Pire, s’il ne rencontre pas son public, je suis envahi par un sentiment de honte !

Voir la mer est une œuvre de désir après Les Bronzés 3, Mon meilleur ami et La guerre des miss. Dans J’arrête le cinéma, long entretien initié par l’écrivain et journaliste Hubert Prolongeau, vous confiez avoir tourné ces trois films pour de mauvaises raisons…
Malgré leurs mauvaises raisons, je n’ai réalisé aucun d’eux par-dessus la jambe. Pour Les Bronzés 3, j’avoue que je n’aurais pas aimé que la bande du Splendid appelle un autre cinéaste. C’est un film de potes, de fidélité. En ce qui concerne Mon meilleur ami, je n’ai pas initié le scénario. Même si j’ai apprécié mes collaborations avec le scénariste Jérôme Tonnerre, Daniel Auteuil etDany Boom, ce n’était pas un projet très personnel. Quant à La Guerre des Miss, je l’ai mis en scène pour le plaisir de travailler avec Benoît Poelvoorde. C’est un acteur que j’adore. Nous nous sommes formidablement entendus.
Hélas, cette rencontre s’est soldée par un bide. Avec le recul du temps et un peu de pertinence, je me dis que passer deux mois merveilleux avec Benoît n’est pas une raison suffisante pour réaliser un film. Le cinéma est quand même une affaire un peu plus sérieuse !

2 mois avec Benoît
Benoît Poelevoorde par Thomas Lavelle

Au cœur de ces mauvaises raisons, avez-vous encore trouvé du plaisir ?

Oui, un plaisir que personne ne peut me retirer. Celui de faire des films. Comme François Truffaut est un peu avec nous pendant cette conversation, j’ai envie de reprendre la réplique de Jean-Paul Belmondo et de Gérard Depardieu à Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississipi et Le dernier métro : « C’est une joie et une souffrance. ». Faire des films, c’est une joie, mais aussi une souffrance. Réaliser ne s’avère pas une mince affaire quand un minimum d’exigence vous motive.
Je pensais benoîtement qu’au fil du temps, de l’expérience, l’entreprise serait plus aisée. Il n’en est rien. Peut-être est-ce que je fixe la barre toujours plus haut, à un niveau trop élevé pour moi qui ne sait pas sauter ?… Le prix à payer de chaque tournage se compte en insomnies. C’est pour cela que, régulièrement, je pense à arrêter le cinéma. Pas à cause du cinéma qui me rend toujours heureux. Mais parce que chaque projet devient trop lourd pour mes frêles épaules.

 

Patrice Leconte devant la ligne d’horizon
Le mari de la coiffeuse (1990)

Pourtant, vous êtes à l’aube d’un nouveau projet…
Oui, je m’attaque à l’adaptation de Le voyage vers le passé, un roman de Stefan Zweig. Je commence à écrire ces jours-ci avec Jerôme Tonnerre. C’est une aventure qui me tente, me passionne, m’excite. Je l’entreprends pour de bonnes raisons, mais je ne suis pas insouciant pour autant. Je la connais trop bien la ligne droite qui conduit jusqu’à la sortie dans les salles. Si vous saviez comme elle me semble longue cette ligne !

Dans La Nuit américaine, François Truffaut prononce une magnifique métaphore pour illustrer la fabrication d’un long-métrage : « Les films sont des trains qui avancent dans la nuit. »…
Elle est exemplaire !

François Truffaut



Jacques Ferrant, le metteur en scène qu’il incarne, doit garder à tout prix le cap malgré les doutes et les compromissions qui l’assaillent.
J’arrête le cinéma traduit très bien cet aveuglement dans la création d’une œuvre cinématographique. Je recommande vivement sa lecture à tous les jeunes cinéastes !
Cette fameuse image emblématique de « faire un film » s’est beaucoup effilochée depuis quelques années. Si l’on éprouve un vrai sentiment pour le cinéma, sans pour autant se comparer à Orson Welles ou à Federico Fellini, il faut savoir que réaliser requiert un minimum de connaissances techniques.
Quand je constate l’ignorance de certains metteurs en scènes qui se prétendent cinéastes, je suis anéanti. Comment se retrouver à la tête d’un long-métrage sans avoir tourné un mètre de pellicule, dirigé des acteurs ou encore chapeauté une équipe d’une soixantaine de personnes ?… Le métier de réalisateur demande un minimum de compétences. Hélas, il n’est pas pris au sérieux, ni considéré.

Le cinéma aujourd’hui est un vecteur culturel beaucoup moins rayonnant que dans les années 1970 et 1980. Son public s’est considérablement réduit…
C’est pourquoi il ne faut pas céder au combat d’arrière-garde. Les générations futures de réalisateurs seront peut-être en extase quand elles évoqueront l’industrie cinématographique du début du XXIe siècle !

Triptyque Leconte
Fabien Lemaire
« Hier mieux qu’aujourd’hui » est le thème principal de Midnight in Paris, le dernier opus de Woody Allen. Paul Gauguin crache sur la pauvreté artistique du XIXe siècle en enviant l’âge d’or de la Renaissance. Comme dans ce film, transportons-nous dans le passé. Quelles furent les premières émotions de cinéma du petit Patrice Leconte ?
Elles ne sont pas très précises. J’allais au cinéma à Tours où j’ai passé mon enfance. J’ai vu pêle-mêle des films de Jerry Lewis, de Georges Lautner… Pour moi, le plaisir du cinéma est avant tout associé à la gourmandise. Plus précisément, aux esquimaux glacés. J’adorais ça et les dévorais pendant le générique. Mon Gervais vanille fraise m’intéressait beaucoup plus que la distribution. Quand il ne restait plus que le bâtonnet dans ma main, alors je regardais l’écran.
Plus tard, j’ai rempli les pages de cahiers Clairefontaine. Tel un prof, je noircissais une page par film avec un résumé, mon avis et des petites étoiles en guise de note. J’espère que ces cahiers sont aujourd’hui détruits ! (rires)

Quelques films s’accrochent encore à votre mémoire d’enfant ?
Elle est tellement foireuse, ma mémoire ! Je n’ai pas le souvenir d’un grand intérêt pour les cartoons. Les prises de vue réelles avaient ma préférence. Le tour du monde en 80 jours de Michael Anderson avec David Niven m’a illuminé, mais Les dimanche de ville d’Avray de Serge Bourguignon est le film qui m’a procuré le plus d’émotions. Je revois Patricia Gozzy et Hardy Kruger à l’écran. J’ai pleuré comme une madeleine. Je suis tombé amoureux de ce long-métrage. Je ne l’ai jamais revu ; c’est peut-être aussi bien.

La madeleine de Patrice
Les dimanches de Ville d’Avray (1962)



À quel moment l’idée de vouloir fabriquer des films s’est-elle dessinée ?
Ma génération a vraiment été bouleversée par la Nouvelle Vague. En voyant des films de Claude Autant-Lara, de Christian Jacques ou même de Georges Lautner, nul ne se disait : « Je vais faire du cinéma ! ». Avant le phénomène de la Nouvelle Vague, le cinéma semblait magnifique, mais si lointain. Mais en découvrant A bout de souffle de Jean-Luc Godard, ce rêve est devenu soudain possible. Les films de la bande des Cahiers du Cinéma ont rapproché l’écran. Les spectateurs ont eu l’impression d’être assis plus près. Et l’idée de « je peux le faire moi aussi » s’est mise à germer dans l’esprit de quelques-uns…

Dans J’arrête le cinéma, vous vous attardez sur le réalisateur Julien Duvivier. Votre cinéma de personnages résonne avec les préoccupations de ce réalisateur. Une même « bienveillance émotionnelle » soulage le caractère obsessionnel de bon nombre de vos héros masculins. Dans les formes, cela se caractérise par une grande netteté de réalisation. Un souci de simplicité dans le choix du cadrage qui s’emploie, au sens propre comme au figuré, à éclairer les zones d’ombre émotionnelles…
Je suis très sensible à ces propos. Julien Duvivier est l’un mes réalisateurs favoris, mais je ne suis pas vraiment d’accord avec votre analyse car son cinéma est beaucoup plus pessimiste que le mien.

Le tranchant de la pénétration
Daniel Auteuil, Vanessa Paradis dans La fille sur le pont (1999)
Il existe aussi un certain désenchantement dans vos films. Les protagonistes masculins de Tandem, Le mari de la coiffeuse, Monsieur Hire, La fille sur le pont, La veuve Saint Pierre sonttoussous l’emprise d’une obsession. C’est votre amour pour le cinéma de personnages qui les sauve d’eux-mêmes…
C’est vrai que j’affectionne le cinéma de personnages. J’essaie toujours de positiver les caractères les moins recommandables.

Dans Voir la mer, il y a encore un personnage d’obsessionnel interprété par Gilles Cohen. Malgré son acharnement, il est attendrissant car il souffre d’un chagrin d’amour …
Oui, à cause de cela, il devient un brave gars. Un mec qui crève d’amour, on peut tout lui pardonner, non ?…

Voir la mer n’est pas pour autant d’un optimisme béat. Il y a ce plan crépusculaire, ambigu de Pauline Lefèvre – le plus beau du film à mes yeux – qui annonce la fin du voyage des trois personnages. Dans la dernière séquence, Pauline fait face au deux frères. D’une façon moins dramatique que Jules et Jim, un flot de voitures sur l’autoroute sépare la fille des garçons. Une métaphore du tourbillon de la vie et de ses vicissitudes ?
Pauline, Clément et Nicolas ont vécu une parenthèse enchantée. Ce n’est déjà pas si mal. Votre réflexion soulève une question que le spectateur peut se poser après le dernier plan d’un film : que deviennent les personnages ?

 

Sous le soleil exactement
Clément Sibony, Pauline Lefèvre, Nicolas Giraud
Cette question est clairement posée dans César et Rosalie de Claude Sautet. Romy Schneider retrouve ses deux ex-amants qui habitent ensemble pour mieux l’attendre. Elle peut aussi s’appliquer à Jean Rochefort dans Lemari de la coiffeuse
Tout à fait. Le personnage de Jean Rochefort est, à mon avis, pas très loin de la camisole de force après la fin du film…

Voire du suicide ! Pour moi, ce personnage est le versant solaire de Monsieur Hire. Cette solarité est due à votre bienveillance émotionnelle. Idem pour le présentateur de radio que Jean Rochefort incarne dans Tandem. Vous l’aimez tant qu’il se sauve du pathétisme. Ne me dites pas que Tandem est un film optimiste !
Disons que c’est un film à l’optimisme désenchanté.

 

Homme au miroir
Jean Rochefort dans Tandem (1990)
Un désenchantement qui affleure souvent malgré toute la bienveillance émotionnelle du créateur…
Pas tout le temps. À la fin de La fille sur le pont, les deux héros s’aiment bordel de merde ! (rires)

 

Dans votre roman Riva Bella, Tony Garbo, le prolongement littéraire du personnage masculin de La fille sur le pont, se retrouve cocu. Sa Suzie l’a quitté. Honnêtement, je ne vois pas le couple de La fille sur le pont s’aimer à très long terme…
C’est parce que vous les projetez trop loin dans l’avenir. Moi, je m’arrête à demain, après-demain tout au plus… Dans La fille sur le pont, on quitte les personnages sur quelque chose de fort car ils sont parvenus à se dire qu’ils s’aimaient. Le sentiment plane, rôde au-dessus de leur tête, mais toujours dans le non-dit. À la fin du film, le couple se rend à l’amour et en plus, il l’exprime. Il s’apprête à vivre une relation puissante, violente.
Quant à la fin de Voir la mer, Pauline quitte définitivement son ex et revient vers les deux frères. Il y a peu, un spectateur m’a confié sa version de la fin. Elle allait traverser et se faire écraser ! (rires)

C’est un vrai pessimiste, un amateur de films catastrophe : L’autoroute infernale !
Je suis tombé de ma chaise en entendant cela !

Le réel optimisme de Voir la mer s’exprime par sa sensualité. Pourquoi les trois héros ne se retrouvent-ils jamais dans le même lit ?
Lors de la séquence du concours du Petit Beurre, c’est le personnage de Pauline qui gagne. Elle demande aux garçons de faire l’amour à trois. Elle leur dit même : « Mais où est le mal ? Vous êtes frères ! ». Puis, elle se ravive en riant. Je ne sais toujours pas à ce moment-là si l’héroïne est sérieuse ou non. Et si les frères avaient acquiescé? Que serait-il arrivé?…

Un autre film à l’esprit moins initiatique, plus proche de l’expérience sexuelle de la trentaine, âge réel de vos personnages…
Je n’aurais pas pu réaliser Voir la mer quand j’avais l’âge des personnages. Je n’aurais pas pu, ni su le faire il y a trente ans. Par manque de liberté et de recul nécessaires à la juvénilité qui imprègne le film. J’ai adoré travailler avec Pauline, Clément et Nicolas parce qu’ils me faisaient confiance comme à un grand frère. Je pense que le résultat aurait été différent si j’avais eu leur âge…

Les jambes des femmes sont des compas
qui arpentent le globe terrestre en tout sens,
lui donnant son équilibre et son harmonie.
François Truffaut
Clément Sibony, un brin macho, ne semble pas né de la dernière pluie. Nicolas Giraud, son cadet, est une « jeune peau » au regard ébahi qui semble découvrir le monde…
Nicolas possède une puissance d’émerveillement qui, à priori, n’est pas en adéquation avec ses trente ans. L’intrigue de Voir la mer pourrait être vécue par une fille de 18 ans et par deux frères dans la vingtaine. Ils ont dix ans de plus que ne le voudrait la convention. Je ne voulais pas enfermer l’histoire dans l’émoi adolescent. L’enthousiasme qui, je l’espère, parcourt le film, s’empare aussi des gens de trente ans.

Cette entorse à la convention est le tour de force du film. Elle lui offre le côté atemporel si savoureux des premières fois. L’une des séquences particulièrement réussie est celle de la rivière. Vous montrez l’étreinte de Pauline avec Nicolas, mais vous éludez celle avec Clément. Pourquoi ?
J’étais très embarrassé à ce moment précis du tournage car je voulais absolument éviter la notion d’abattage. Le côté « au suivant » m’était insupportable, me faisait horreur. Dans le film, ils ne baisent pas, mais font l’amour. Je fais durer les prémices du premier corps à corps, puis je pars sur la pointe des pieds pour éviter au spectateur la gêne du voyeurisme et l’ennui de la reprise.

 

L’appel sensuel
Sandra Majani, Hippolyte Girardot dans Le parfum d’yvonne (1994)
Anna Galiena, Jean Rochefort dans Le mari de la coiffeuse (1990)
Daniel Auteuil, Juliette Binoche dans La veuve de Saint Pierre (1999)
Dans Le mari de la coiffeuse, la sensualité est plus évoquée que montrée. Dans Le parfum d’Yvonne, c’est l’inverse. Et dans Voir la mer ?
Quand j’ai écrit seul ce scénario, j’ai désiré faire fi des clichés cinématographiques qui déshabillent les actrices en premier. Dans la clairière, c’est Pauline qui dénude Nicolas. Montrer le sexe d’un homme ou d’une femme n’est certes pas interdit, mais je n’ai jamais souhaité dans mes films dépasser la ligne jaune du bon goût. En montrant le sexe de façon trop frontale, j’aurais peur de devenir inélégant.

La sensualité se déguise souvent dans votre filmographie. Dans le désordre, l’amour se fait avec des mots sur un divan de psychanalyste dans Confidences trop intimes. Les couteaux lancés dans la cible métaphorisent la pénétration dans La fille sur le pont. La sensualité se glisse entre l’ignorance animale d’Emir Kusturica et le savoir enseigné par Juliette Binoche dans La veuve de Saint Pierre. Monsieur Hire propose aussi une certaine forme de sensualité…
Monsieur Hire montre une sensualité corsetée, inassumée. Monsieur Hire est un personnage romantique, fiévreux avec un couvercle de plomb sur la tête et une cilice imaginaire sur le corps. Il réprime ses pulsions, s’interdit l’amour.

Il y a du Nosferatu de Murnau en lui. Le plan où Michel Blanc observe Sandrine Bonnaire s’apparente à l’expressionnisme allemand…
La séquence de l’orage pendant laquelle Sandrine surprend Michel me fiche encore les jetons !

Sensuelle épouvante
Michel Blanc dans Monsieur Hire (1989)
Max Schreck dans Nosferatu de F. W. Murnau (1922)

Monsieur Hire
et Le mari de la coiffeuse forment une éclipse. Les versants obscurs et clairs de la sensualité…
François Truffaut prétendait qu’un film se fait contre le précédent en le remettant totalement en question. Après les zones si sombres de Monsieur Hire, il fallait que je m’échappe vers des zones plus lumineuses. Cela m’était indispensable.

Vous évoquez Voir la mer comme une renaissance dans votre livre d’entretiens. Après La guerre des miss, vous aviez déclaré que vous arrêtiez le cinéma…
Cela m’aurait été trop douloureux de partir sur La guerre des miss car je le considère comme une mauvaise note personnelle. Quel que soit l’avenir de Voir la mer, je pourrais me retirer avec ce film-là parce qu’il est tel que je l’ai rêvé.

La volonté du départ tiraillée par l’enthousiasme du retour. Voir la mer traite ce thème d’une façon buissonnière…
« Mon premier film après 27 ! », c’est ainsi que j’aime le définir. L’équipe de tournage était composée de 14 personnes. Aussi nombreuse que celle d’un court-métrage ! (rires)

Un film nomade à la lumière éblouissante signée Jean-Marie Dreujou…
Jean-Marie est un grand complice qui connaît mon goût pour la lumière. Nous aimons nous retrouver de film en film bras dessus, bras dessous. J’adore la période des repérages. Avec le chef opérateur et le chef décorateur, nous nous demandons d’où proviens la lumière. Quand on obtient la réponse à cette question, nous pouvons commencer à imaginer, rêver sa trajectoire sur les personnages. Ces moments à trois sont magiques !

 

Les roseaux sauvages (1994)
La lumière de Voir la mer me fait penser à celle de Jeanne Lapoirie dans Les roseaux sauvages de André Téchiné…
J’avoue que j’y ai songé aussi. Quand l’affiche a été conçue, j’ai dit : « C’est l’affiche hétérosexuelle des Roseaux sauvages ! ». La formule est un peu con, mais pour moi c’est un compliment.

Comment qualifieriez-vous votre rapport avec les acteurs ?
De confiance sentimentale ! Quand cette vibration ne circule pas entre l’acteur, l’actrice et le metteur en scène, il manque un bras au film qu’ils font ensemble. Même si le rapport ne passe pas totalement par l’émotionnel, une confiance sentimentale doit s’instaurer pendant un tournage sinon le résultat est souvent bancal.

Dans votre livre d’entretiens, vous évoquez la cruelle mésentente avec Jean Rochefort sur le plateau de votre premier long-métrage : Les vécés sont fermés de l’intérieur
Si j’évoque ce différend avec Jean qui un être que j’aime énormément, c’est parce que nous nous sommes retrouvés ensuite sur six films (2). Je voulais lui prouver que je n’étais pas quelqu’un d’incapable.

Vous êtes quelqu’un de fier ?
Très. Je ne voulais pas qu’il reste sur une mauvaise impression. Je voulais lui prouver que j’étais un homme formidable ! (rires)

 

Jean Rochefort et Patrice Leconte
L’homme du train (2002)
Cette réponse vous va bien. Dans J’arrête le cinéma, il émane de vos réponses un mélange de modestie, de lucidité, mais aussi l’orgueil d’être aimé par toute l’équipe du tournage. Et cet amour, vous le réclamez encore au public quand le film sort !
Franchement, vous connaissez des gens qui ne veulent pas être aimés ? C’est pour moi le service minimum du désir humain. Ce souhait nécessite de se comporter dignement afin que votre entourage vous apprécie. Quant au désir de succès, je l’assume à mort. Je ne parle pas de la notoriété, mais de la reconnaissance du travail effectué !

François Truffaut qualifiait le cinéma d’art féminin. Cette définition vous convient-elle ?
Absolument !

Vous avez porté bonheur à deux comédiennes que vous avez retrouvé deux fois devant la caméra. Par ordre chronologique dans votre filmographie : Sandrine Bonnaire (3)
Beaucoup d’autres metteurs en scène ont porté bonheur à Sandrine. Maurice Pialat en tête.

 

Sandrine Solaire
Sandrine Bonnaire dans Monsieur Hire (1989)

 

Il y a chez elle une force chevillée à son corps et une paire de fossettes lumineuses comme des rayons de soleil qui conviennent bien à votre cinéma…
C’est vrai que l’on s’aime beaucoup. Une belle confiance, une complicité règne entre nous. C’est une personne très rieuse. Je retourne avec elle quand elle veut. Quelle est l’autre actrice ?

Devinez ?
Ah, la fée Clochette !

Boucle d’Or
Vanessa Paradis dans Une chance sur deux (1997)
Évidemment !
Vanessa Paradis (4); elle est extraordinaire cette fille-là ! Comme Sandrine, elle dégage de la gaieté, une telle chaleur. Un acteur n’a pas le droit de ne pas être généreux. Il lui faut une guirlande derrière les yeux, de la magie dans le sourire. Vanessa a tout ça. Elle est frémissante d’énergie et de doutes aussi.

Bonnaire et Paradis ont commencé très jeunes et ont accédé d’un coup à la célébrité…
Et toutes les deux ont énormément souffert. Sandrine vient d’une famille au dossier lourd. Quant à Vanessa, elle était autant détestée qu’adulée à ses débuts. Tout comme Laetitia Casta !

Vous avez tourné avec elle dans La rue des plaisirs…
J’aimerais beaucoup recommencer. C’est une bonne actrice qui dégage une belle lumière. Une fille sans chichi, sans intellectualisme. Pendant le tournage de Voir la mer, Pauline Lefèvre m’a souvent fait penser à Laetitia. Elles possèdent la même nature instinctive.

 

Laetitia Brooks
Laetitia Casta dans La rue des plaisirs (2001)

 

Si je vous surnomme le « Ang Lee français », le prendrez-vous mal ?
Je suis désolé, mais je connais mal le cinéma de Ang Lee…

Comme vous, il réalise des films d’auteurs et d’autres plus populaires. Il écrit des scénarii originaux, mais accepte aussi de tourner les scripts des studios. Il n’explose pas les budgets des producteurs, fait preuve d’une grande maîtrise de la réalisation et les acteurs l’aiment beaucoup. Mais vous, vous avez un atout supplémentaire : vous êtes le cadreur de vos films !
Oui, comme Claude Lelouch, Luc Besson et François Ozon.
Femme au miroir
Fanny Ardant dans Ridicule (1996)

Au nom de toutes ces qualités, je pense que si vous aviez tourné
Ridicule avec une économie américaine, le résultat n’aurait pas été très différent. C’est votre couronnement international, votre Brockeback Mountain à vous. Ridicule a monté les marches à Cannes avec éclat, a représenté l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Après un tel succès, je suis sûr que vous aviez le mental et les épaules pour conquérir Hollywood !
J’ai reçu en effet plusieurs propositions des Etats-Unis. J’ai flirté plusieurs fois avec l’idée de prendre mes cliques et mes claques et de filer là-bas.

 

Pourquoi avoir renoncé ?
Pas pour la barrière de la langue. Jean-Pierre Jeunet a bien tourné son Alien sans parler Anglais ! (rires) En France, quand je réalise, je jouis d’une liberté quasi-totale. Alors qu’à Hollywood – à part posséder une grande piscine à Beverly Hills et une longue voiture décapotable – serais-je aussi heureux face aux exigences des studios ?… Au dernier moment, je me suis toujours ravisé.
Pourtant, un projet américain a failli voir le jour au sein d’une production indépendante. Un remake de Monsieur Hire écrit par Paul Auster. J’ai beaucoup aimé travailler avec cet homme-là. Nous avions écrit un script qui me permettait de ne plus faire du tout le même film ! Hélas, le financement n’a jamais abouti. Il faudrait penser à un livre d’entretiens sur les projets non aboutis des réalisateurs avec, en illustrations, des extraits de scénario, des documents sur les repérages, les décors, les costumes… Ce serait passionnant !

Un livre qui raconterait les pleins et les déliés de la carrière des cinéastes !
Je plains mes déliés. Un très bon titre pour le bouquin !

(1)Riva Bella – Editions Albin Michel
J’arrête le cinéma – Editions Calmann Lévy
Voir la mer est à l’affiche depuis le 4 mai 2011

(2) Jean Rochefort a tourné 6 films avec Patrice Leconte :
Les vécés étaient fermés de l’intérieur
(1976), Tandem (1987),
Le mari de la coiffeuse
(1990), Tango (1993), Ridicule (1996),
Les grands ducs
(1996), L’homme du train (2002).

(3) Sandrine Bonnaire a tourné 2 films avec Patrice Leconte :
Monsieur Hire
(1989), Confidences trop intimes (2004).

(4) Vanessa Paradis a tourné 2 films avec Patrice Leconte :
Une chance sur deux
(1998), La fille sur le pont (1999).

 

Fabien Lemaire
Vous pouvez retrouver cet entretien dans
lexpansion.lexpress.fr
www.ecrannoir.fr