A Cannes, ils parviennent à créer un sentiment de célébration du cinéma qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. C’est magnifique. David Lynch

L’affiche officielle du 61e Festival de Cannes est d’une facture glacée, dérangeante, ensorcelante. Une vraie beauté de cinéma. Ou plutôt une icône de cinéaste puisque cette création de Pierre Collier rend un hommage vibrant à l’univers de David Lynch.

Pierre Collier est le créateur de 500 affiches de film. Il a postérisé plusieurs films phare du Festival de Cannes : Mystery Train de Jim Jarmusch, Raining Stones et Le vent se lève de Ken Loach, L’anguille de Shohei Imamura, La vie rêvée des anges d’Eric Zonca, Bowling for Columbine de Michael Moore, Persépolis de Marjanne Satrapi et Vincent Paronnaud…

Jeanne au bûcher des vanités

Ce portrait sibyllin d’actrice, avec ses mains de travesti, semble à mi-visage entre Claude Pompidou et Marylin Monroe. Je l’imagine toute nue avec pour seul ornement, un rectangle noir posé sur son visage blanc comme un loup déjanté.

Je la rêve en plein cauchemar. Honteuse et perdue, elle avance sur un tapis rouge qui la guide vers un palais en forme de bunker. Les flashs des photographes et les paillettes cannoises l’aveuglent. Les écrans et le monde cinéma, bûchers des vanités, la brûlent comme Jeanne d’Arc. Elle pense en tremblant à Maria Falconetti, Michèle Morgan, Ingrid Bergman, Jean Seberg, Sandrine Bonnaire, Milla Jojovich…

Elle murmure sans cesse :
«Cannesland Drive, Cannesland Drive, Cannesland Drive…».

Un son sourd s’amplifie jusqu’au strident insupportable. Fait trembler son image jusqu’à la dissoudre. Elle pousse un hurlement. Ouvre grand ses yeux. Elle est en sueur. Ses cheveux collent à ses tempes. Sa bouche asséchée comme le désert. Dans la pénombre, sa main glisse maladroitement sur le sol. Se plaque sur un paquet de cigarettes et un briquet. Elle en allume une.

Ce songe, elle le fait de plus en plus souvent. Demain, elle s’envole pour Cannes et son putain de festival qui lui rendent hommage. Il y a trente ans, elle était une star. Ça fait combien de temps qu’elle n’a pas tourn ?…
Cette pensée s’évanouit dans son cerveau. Elle s’est rendormie. Sur le drap, la cigarette continue de se consumer. Un rond noir se dessine. Envoie de minuscules signaux incandescents. Un filet de fumée s’échappe…

Un monde que j’ai choisi

A l’heure de la sortie en France de Mon histoire vraie l’autobiographie de David Lynch (1), l’esprit du Maître flottera aussi sur la Croisette car Surveillance réalisé par sa fille Jennifer est présenté hors compétition.
Tel un présage de richesse artistique avant le coup d’envoi du festival de Cannes, cet extrait des entretiens de David Lynch avec Chris Rodley (2) où il est question de rêve et de peinture :

This man was shot 0.9052 seconds ago – 2004
David Lynch

Le temps du rêve est l’une des pierres angulaires de votre cinéma. A-t-il la même importance dans votre vie ?
Les rêves éveillés sont de tous les plus importants, ceux qui se produisent quand je suis tranquillement installé dans mon fauteuil et que je laisse mon esprit vagabonder. Quand on dort on ne contrôle pas ses rêves. J’aime plonger dans un monde de rêve que j’ai créé ou découvert : un monde que j’ai choisi.

Quand on fait un vrai cauchemar, qu’on se réveille, qu’on s’en souvient et qu’on le raconte à un ami, ce n’est pas terrifiant. On lit sur son visage que l’histoire n’est aussi effrayante qu’on avait pensé.
C’est justement là que réside le pouvoir du cinéma. Et même là, on n’y arrive pas toujours, parce que le rêveur y a cru à mille pour cent. Le rêve n’a eu lieu que pour lui. Pour lui, c’est unique et complètement personnel mais avec des sons, des situations et du temps, on peut vraiment s’approcher du même résultat pour le spectateur d’un film.

Study of a man talking – 1981
Francis Bacon

 

Quand avez-vous commencé à regarder d’autres peintres, lesquels vous ont vraiment impressionné ?
Pour moi, Francis Bacon est le plus grand, le numéro un des « peintres héros ». Il y a beaucoup de peintres que j’aime. Mais pour ce qui est du frisson qu’on éprouve face à un tableau… J’ai vu l’exposition Bacon de la Malborough Gallery dans les années soixante et ça a été l’un des grands chocs de ma vie.

Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné chez Bacon ? L’utilisation de la couleur ou les sujets ?
Le sujet et le style sont indissociablement intriqués, parfaits. L’espace, le lent, le rapide, les textures, absolument tout. D’habitude, je n’aime qu’une période de deux ou trois ans dans l’oeuvre d’un peintre, mais chez Bacon j’aime tout. Ce type avait vraiment trouvé le truc.

Les tableaux de Bacon impliquent souvent une sorte de récit, même si l’on ne sait pas exactement ce qui s’y passe. Ça vous intéresse ?
C’est exactement ça. Des fragments de récit. Si Bacon avait réalisé un film, qu’est-ce qu’il aurait fait et où serait-il allé ? Et comment le cinéma aurait-il pu traduire ces textures et ces espaces ? Le dernier tango à Paris (3) a été très influencé par Bacon. Mais il y a quelque chose dans cette peinture… C’est ce qu’il devait faire et c’est là qu’il était un maître. Edward Hopper est un autre peintre que j’aime beaucoup, mais plus pour le cinéma que la peinture. Dès qu’on voit ses oeuvres, on se met à rêver. Il m’est arrivé la même chose avec Bacon – je suis capable de décoller avec ses tableaux, comme avec un morceau de musique.

New York Movie – 1939
Edward Hopper
LYNCH AU BOUT DU MONDE

 


S’étendre sur un divan au bout du monde avec David Lynch pour psy. Personnellement, je m’allonge illico quelles que soient les émotions qui traverseront mon voyage intérieur…
Plus qu’une rencontre privée, ce fut une sorte de messe intime qui s’est déroulée au Divan du monde le 5 mai pour la sortie de la (non) autobiographie du cinéaste.

Imaginez une scène comme un écrin lynchien : rideau rouge et noir strié de lumières bleu électrique et mauve psychédélique. Parfois, des éclairs blancs clinique illuminent la salle pendant qu’un orchestre baptisé pour ce happening The Twin Peaks Consort plane sur des mélodies glam caressées par une voix androgyne, déchirées par un saxo.

Photo Marc Bergère

Le roi David

David Lynch se fait quelque peu attendre. Juste ce qu’il faut pour que le désir soit à son comble. Il apparaît derrière un écran où pleure et rit le visage de Laura Palmer devant son ange de mort.
Metteur en scène star au look nighties étiqueté Agnès B et Yohji Yamamoto, Lynch est le roi David avec son casque de cheveux blancs. D’une élégance beaucoup plus anglaise qu’américaine, il se tient comme un monarque shakespearien underground, un gourou rock’n roll alernatif.
Pendant une session de questions-réponses en musique, le Maître dirige le tempo musical en fonction de ses révélations. Déformation professionnelle et contrôle aigu de son image obligent, il choisit du doigt ses interlocuteurs. Donne la parole selon son bon vouloir à Nicolas Richard interprète pour l’occasion et traducteur de Mon histoire vraie.

Tel un Bouddha new age, ses déclarations vont du transitoire au fondamental. Nous apprenons que le Maître a sa propre marque de café, un mélange subtil d’arômes mexicain et sud-africain dont il raffole. Nous savons désormais que Twin Peaks n’aura pas de suite malgré les rumeurs lancées sur le web.
Les confidences fondamentales tournent autour de la naissance des idées. Dans un discours aussi positif que prosélyte, il initie le public à la méditation transcendantale dont il est un fervent adepte. Lynch compare les idées à des bulles qui se matérialisent en création lorsque la conscience s’élargit. Il avoue préférer les rêves diurnes à ceux du sommeil. Laisser venir à lui les images et les sensations, poissons fertiles qu’il se contente de pêcher. C’est ainsi qu’Inland Empire est né de trois idées notées puis tournées en DV. Ces trois idées qui n’avaient rien à voir furent suivies par une quatrième qui devint leur liant et ainsi de suite…

Photo Marc Bergère


Mais plus encore que les mots de cet homme qui ne cesse de se dissimuler savamment, ce sont ses gestes qui hypnotisèrent la salle en se promenant dans les airs. Ses mains magnifiques avec des doigts comme des algues qui ondulent dans un mouvement gracieux.

Le roi David est un créateur humble et un homme formidablement vivant. C’est-à-dire ancré dans le flot de la vie. Pêcheur inspiré, il saisit les idées pour mieux les transformer en chefs d’oeuvre de cinéma, en musiques, en peintures, en dessins, en collages et en photographies car Lynch est un Artiste. Un Vrai. Comme son histoire ?…

(1) Mon histoire vraie de David Lynch – Editions Sonatine
(2) David Lynch entretiens avec Chris Rodley – Editions Cahiers du cinéma
(3) Le dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci (1972) avec Marlon Brando, Maria Schneider et Jean-Pierre Léaud.
Le réalisateur italien attribue la Palme d’or de Cannes à Sailor et Lula en 1990.
Il déclare à propos de Lynch : « Son oeuvre donne de la couleur aux sons et sonorise les couleurs. ».