« Si vous étiez naufragée sur une île déserte, où il était pourtant possible de projeter des films, lesquels emmèneriez-vous ? »

Gena Rowlands : « Je ne pense pas que prendrais Une femme sous influence ; il est tellement bouleversant. Et Loves Streams m’attristerait trop : c’est le dernier film que John et moi avons fait ensemble. J’emmènerai probablement Gloria ; c’est un film qui me donnerait l’impression d’être forte. Il m’aiderait à survivre. »

Gena Rowlands, Mable, Myrtle, Gloria… et les autres
Stig Björkman – Editions Cahiers du Cinéma
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Gena Rowlands l’inoubliable Gloria

Gloria’s memories

Au son des plaintes d’un saxo sur fond de cordes seventies, l’œil de la caméra de John Cassavetes plane sur New York City plongée dans la nuit. Flotte entre les gratte-ciel illuminés. Contourne la statue de la Liberté dont le flambeau, paraît-il, appelle les pauvres et les exténués. L’œil glisse sur l’eau. Découvre Manhattan à l’aube. Un Manhattan d’après guerre du Vietnam encore orné de ses tours jumelles. La mélodie se durcit. Le jour est levé. La fourmilière des hommes s’agite dans la ville aux camaïeux de gris.

Tel le regard subjectif des anges de Wim Wenders ou la volée des cloches dans le ciel de Lars von Trier, John Cassavetes semble en appeler au divin quand il présente avec la distance du vol de l’oiseau le théâtre de son intrigue : la grosse pomme, vingt siècles après l’Eden.

New York avant 2001
Douglas Kirkland

C’est là qu’un drame digne des temps antiques va se jouer. La caméra nous prévient. Par deux fois pendant l’ouverture de Gloria, elle témoigne de l’effervescence du Yankee Stadium. Arène bruyante, présente en arrière-plan pendant le massacre de la famille Dawn par des représentants de la Mafia. De cette tuerie, ne survit que Phil, âgé de 6 ans.
Avant de mourir, son père, comptable de l’organisation criminelle et balance pour le FBI, donne à son fils un livre compromettant. Un testament empoisonné qu’il compare à la bible tout en hurlant à l’enfant ce commandement de misanthrope : « Sois un homme. Sois dur. Ne fais confiance à personne ! ».

La mère, sublime d’effarement dans son chemisier panthère, court-circuite la stérilité du discours patriarcal. Avec l’instinct de conservation d’un fauve traqué, elle confie son enfant à Gloria, une voisine venue demander du café. La mère, avant de périr sous les balles, donne une seconde fois la vie à son fils. Mieux, elle lui lègue, via le courage et l’abnégation de Gloria, le double pouvoir de la mémoire. La force de la mémoire habitude et la sensibilité de la mémoire souvenir, composantes vitales à l’élaboration de tout être humain.

Yankee’s story
Gena Rowlands, John Adames & le néon du Yankee Stadium

La mémoire habitude, caractérisée dans le film par la résistance des corps de Phil et de Gloria, par la vitalité inaltérable dont ils font preuve dans la jungle urbaine, se nomme aussi mémoire primitive. Elle est vouée tout entière à l’attention de la vie et de la survie. Pli inconscient pris par le corps, elle répond à l’immédiateté d’une situation grâce à un réseau subtil d’actions et de réactions.

À l’image de cette séquence où Gloria et Phil sont attablés, face à face, dans un snack. Phil lance : «Tout va de travers !».
Il joue à l’homme. Traite Gloria de dure à cuire. La menace d’une séparation possible. La femme se rebiffe. Le ton monte. Soudain, Gloria saisit le livre des mains de l’enfant. Elle se lève, et pointe le canon de son revolver vers une autre table où se sont assis, discrètement pendant la scène, les mafiosi. Gloria les désarme avec éclat. Déclenche ouvertement les hostilités en traitant de « minables » toute la bande de machos.

Dans cette longue séquence, la mise en scène de John Cassavetes s’acharne à débusquer chaque frémissement de la violence, à traquer chacune de ses manifestations : le rejet du petit garçon, l’énervement de Gloria, l’irruption de la clique ennemie, et même la mauvaise volonté de la barmaid !
Fort de cette surenchère d’actions et de réactions, le cinéaste dilate à l’extrême l’instant présent. À l’intérieur de cet espace temps, il ne cesse de questionner, d’étoffer, de bousculer, d’intensifier le relief de sa narration en privilégiant le surgissement et l’éclatement de la mémoire habitude dans un contexte de crise aiguë.

La vitalité de la mémoire habitude

La mémoire souvenir, elle, fait appel à la conscience du passé. Elle enveloppe une continuité de souvenirs très complexe qui autorise l’acte de la reconnaissance. Descartes la perçoit avec poésie : J’admets un double pouvoir de la mémoire. Outre cette mémoire qui dépend du corps, j’en reconnais encore une autre qui dépend de l’âme seule.

René Descartes

Lors de la dernière séquence du film, Phil, face à une tombe inconnue dans un cimetière, laisse libre cours à sa mémoire souvenir qui se transforme en hallucination. Dans son rêve éveillé, Gloria sort d’une voiture noire. Elle est déguisée en grand-mère endeuillée. Elle jauge Phil du regard. L’enfant ébahi n’en revient pas de la voir vivante. Au ralenti, le petit garçon s’élance vers Gloria. Ils s’étreignent. Pour la première fois, s’abandonnent à la tendresse, à la fusion des corps.

L’hallucination de Phil défie les lois du temps puisqu’il retire le déguisement de Gloria, à la fois grand-mère et mère dans sa perception. L’émotion du dernier plan séquence accentuée par la bande originale composée par Bill Conti (les Rocky, Rien que pour vos yeux, un Oscar pour L’étoffe des héros, la série tv Dynastie…) atteint le spirituel car elle conclut un combat où la mémoire primitive a déjoué tous les pièges de l’adversité, triomphé de la fatalité.
Parmi les pierres tombales, au nom de tous les morts de Phil, la mémoire souvenir de l’enfant rescapé peut enfin jaillir dans un imaginaire lyrique et puissant, un élan formidablement vivant !

Images de la mémoire souvenir
Gena Rowlands, John Adames & John Cassavetes
Gloria – Love streams

Agonir en Ungaro

Gloria a peu de choses en commun avec la Mable d’Une femme sous influence ou la Myrtle d’Opening night. Elle n’a pas l’ambition d’être une bonne épouse comme Mable ne ressent pas la vocation d’actrice comme Myrtle. Non taraudée par le désir maternel, elle tient à distance les affres de la névrose et les ravages du désespoir face à l’envol du temps. Les pieds sur terre, Gloria ne flotte pas.

Jeannie, Mable, Myrtle & Gloria
Faces, une femme sous influence, Opening night, Gloria

Dans sa jeunesse, elle a pu être la Jeannie de Faces ou encore l’une des girls autour du gangster Ben Gazzara dans Meurtre d’un bookmaker chinois.
Ancienne choriste et danseuse, call-girl à l’occasion, Gloria a fricoté avec la Mafia. S’est entichée de l’un des leurs. A connu la prison pour ça. Gloria est une « fille » éternelle, indépendante. Une costaude qui a roulé sa bosse. Maintenant, elle peut rouler sur l’or avec un chat pour compagnon, un coffre à la banque et des vêtements de premier choix.

Dès sa première apparition, Gloria, la clope au bec, vêtue d’un trench avec sac à main, d’un pyjama avec paire de chaussures à talons hauts, ressemble à une artiste pas vraiment prête pour son entrée en scène. Dans l’embrasure de la porte, elle regarde sans broncher la famille Dawn s’agiter devant elle comme une volière à cran. La mère lui colle dans les jambes un partenaire âgé de 6 ans, Phil. Le gamin va propulser Gloria dans la lumière. Dernier tour de piste avant qu’elle ne s’enfonce dans la nuit.

Gloria la grande fille classe aux cheveux pleins de soleil et Phil le petit homme brun au visage simiesque. La partition de ce duo de tragédie repose sur le registre de la comédie prêté souvent aux couples qui s’aiment, mais que tout oppose.

Atavisme mafieux oblige, Phil joue les mecs, les patrons, veut mater cette « petite conne » imposée par le destin.
Gloria, à l’automne de sa vie, connaît par cœur la faiblesse et la vanité des hommes de 6 à 77 ans. Elle voit venir de loin le morveux, lui assène qu’elle fait 30 kilos de plus en l’éjectant du lit. Phil est K.O. dès le premier round. Le sourcil chafouin et la tête engoncée dans les épaules, il revient dormir à côté de Gloria qui s’en fout. Elle lui a tourné le dos dans son kimono écarlate.

Comme Hubert de Givenchy pour Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé de Blake Edwards et Charade de Stanley Donen, comme Pierre Cardin pour Jeanne Moreau dans La baie des anges de Jacques Demy et Eva de Joseph Losey, comme Yves Saint Laurent pour Catherine Deneuve dans Belle de jour de Luis Bunuel et La Sirène du Mississipi de François Truffaut, Emmanuel Ungaro crée les costumes de Gena Rowlands dans Gloria.
Dans ces œuvres de cinéma où l’actrice est reine, l’art d’un grand couturier révèle la psychologie du rôle féminin.

Le satin Ungaro

Pour entrer en guerre contre la mafia, Gloria porte un tailleur de satin gris et une blouse de soie rouge. À son cou, une montre pendentif en or. Le gris métallisé du satin n’est pas sans rappeler la flamboyance des armures des saintes combattantes. Le rouge de la blouse, couleur de la colère et de la passion, fait référence au sang qui coulera jusqu’à l’issue fatale. Quant au bijou, il indique que les jours de Gloria sont comptés.

Dans la première séquence de cimetière, Phil prie pour les siens devant une tombe inconnue. Gloria porte le même tailleur, mais en satin noir. C’est décidé. Elle n’hésite plus à secourir l’enfant. Elle fera tout pour lui sauver la vie, même si une femme seule ne peut combattre la Mafia tout entière. Parmi les sépultures, décor funèbre et prémonitoire, Gloria porte le deuil d’elle-même. Dès lors, le rouge et le noir ne cesseront d’envelopper le corps de Gena Rowlands.

Le tailleur armure et la robe linceul de Gloria

La dernière tenue de Gloria se compose d’une robe de soie. Sur le tissu noir, une pluie de petites fleurs rouges et jaunes. Linceul orné d’une gerbe mortuaire aux couleurs du sang et de la lumière. Le jaune du col et de la ceinture s’accorde avec l’auréole blonde des cheveux de l’héroïne.

Parée de la couleur de la liberté intérieure et de la spiritualité, Gloria entre dans le royaume des cieux par la grande porte. Elle sanctifie par son sacrifice les enfants esseulés d’une Amérique corrompue, impitoyable. Pays en roue libre comme le symbolise si bien l’imprimé de la chemise de Phil aux couleurs du drapeau yankee.

Gloria Swanson, Marlene Dietrich…

Dans Gloria (titre hommage à Gloria Swanson, la grande star du muet, mais aussi plus souterrainement à la « virilité féminine » de Marlene Dietrich), John Cassavetes déconstruit le rêve colporté par Hollywood et ses studios. Il fait passer son cinéma à l’Est, à New York City. Là, il recrée le boulevard du crépuscule sur lequel les acteurs ne sont plus des fantasmes épinglés en Technicolor, mais des êtres ordinaires de chair et de sang saisis sur le vif, la caméra à l’épaule.

… Gena Rowlands !

 

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Gena Rowlands a tourné sept films avec son mari John Cassavetes :

Un enfant attend (A child is waiting) – 1963
Faces – 1968
Ainsi va l’amour (Minnie and Moskowitz) – 1971
Une femme sous influence (A woman under the influence) – 1974
Opening night – 1978
Gloria – 1980
Torrent d’amour (Love streams) – 1988

Rowlands ou le visage « cassavetien » multiplié
Opening night

À mon avis, tout le monde a besoin de dire : où et comment puis-je aimer ? Puis-je être amoureux ? Pour pouvoir vivre, pour pouvoir vivre en paix. C’est pour ça que mes personnages dissèquent vraiment l’amour, en discutent, le tuent, le détruisent, se blessent, etc. Dans cette polémique verbale de la vie, le reste ne m’intéresse pas vraiment. Ça en intéresse peut-être d’autres, mais moi j’ai une idée fixe. Tout ce qui m’intéresse, c’est l’amour.

John Cassavetes
source inconnue

Ce texte du dossier de presse de Gloria est téléchargeable sur
www.mission-distribution.com
vous pouvez le retrouver aussi sur
www.ecrannoir.fr