Un cadavre presque exquis

Marie Pauline Mollaret, auteure sur le site Ecran noir, et moi avons vu Berlin, le concert culte de Lou Reed mis en scène et capté par Julian Schnabel. Tous deux, nous l’avons aimé. Influencés par la double collaboration artistique que propose ce documentaire, nous avons décidé d’écrire ensemble sur Berlin. Ensemble, mais sans nous concerter. Alors, à vous de découvrir qui a rédigé quoi dans ce cadavre presque exquis…

Pas facile de tourner un film sur un concert mythique sans en faire un simple compte-rendu informatif ni, a contrario, une illustration trop systématique. Capter à la fois cette chaleur unique qui se dégage de la musique live, celle que l’on crée ensemble devant un public complice et la communiquer à un simple morceau de pellicule… Julian Schnabel y parvient parce qu’il s’approprie l’œuvre de Lou Reed, ce Berlin si lourd à porter, sans le dénaturer, et le restitue presque intact au spectateur au-delà de l’écran. Ce qu’il fait avec sa caméra, ses incrustations, ses effets de style, c’est tout simplement bâtir un pont entre la scène et la salle, rendant possible la transmission des émotions d’un lieu à un autre.

Par moments, des séquences vidéo viennent illustrer en creux l’histoire contée par les chansons. On aperçoit des visages, des ombres, des regards, dans une image au grain presque palpable, ou au contraire à la texture liquide. De gros plans sur les photos et estampes qui habillent la scène viennent s’intercaler. Concert, installation, vidéo, tout se combine et s’entrelace pour inventer une forme hybride de récit. La musique sort alors de son rôle purement auditif pour embraser tous les sens, devenant à la fois vision et caresse, saveur et arôme.

On goûte cette alchimie étrange où se mêle la beauté brute de la mélodie, l’intensité de la voix écaillée du chanteur, les envolées de guitare ou de basse, la mélancolie des chœurs, la noirceur de l’intrigue…
On est partout à la fois : avec Lou Reed sur scène, au milieu du public conquis, dans le cœur brisé de Caroline… et surtout dans le Berlin underground des seventies dont l’atmosphère enfumée et sordide nous prend à la gorge. Instants de grâce vertigineux dont on ne sait trop s’ils viennent de l’expérience sensorielle offerte par Schnabel ou de nous-mêmes, qui projetons nos propres douleurs et nos regrets éternels dans le destin terrible de ces amants malheureux.

Trente ans après, Caroline n’en finit plus de séduire et d’envoûter. À défaut de chanson, à défaut de sauver cette malheureuse héroïne de la mort qu’elle s’est choisie, le spectateur de 2008 ne peut adresser l’élégie qui spontanément lui vient aux lèvres qu’à celle qui joue son rôle à l’écran : Bellemanuelle, l’actrice Emmanuelle Seigner.

Bellemmanuelle

En vous voyant incarner la Caroline de Berlin, l’héroïne qui succombe à la came comme une Alice épinglée au royaume de la déchéance ; en vous voyant sourire, rire, courir dans les bois en liquette baba, danser en reine Viking à la Von Stroheim ou arborer un anorak pop en fourrure acrylique, je me suis coulé dans les plis des rideaux-écrans du St Ann Wharehouse de Brooklyn. Sirène opaque, vous m’avez noyé dans les mélodies rock amères de Lou Reed. Comme le flux des images de Schnabel qui vous frôlent et s’éloignent : ciné-coït d’un concert spirituel.

Pardon Chèremanuelle si je ne vous ai pas toujours aimée. Et puis, il y a eu ce soir-là. Cette séance de nuit dans le quartier Nation de Paris. Un film très court : Sans toi de Liria Begeja. Vous y étiez mère, illettrée, aux abois, aux aguets. Pourtant, une épine dorsale, une ligne directrice vous tenait droite.
J’ai soudain compris pourquoi Nicole Garcia vous avait foudroyée comme Catherine Deneuve dans Place Vendôme. Pour cette grandeur intacte qui transcende la beauté à l’heure du chaos.

Un matin de juin, nous nous sommes retrouvés au musée Maillol pour découvrir les derniers clichés de Marilyn Monroe par Bert Stern.

Le guide qui vous accompagnait parlait sans âme, parlait trop. Vous l’avez lâché devant ce portrait – vous savez quand Monroe en robe du soir noire offre son dos dégrafé à son passé, et, songeuse, baisse les yeux devant ses trente-six ans.
Votre regard bleu opalin et votre peau diaphane se sont figés l’ombre d’un instant. Il émana alors de vous des parfums parcellaires de Marlène, Marilyn, Catherine, Nico et Blondie.

Aujourd’hui, je vous aime Bellemmanuelle. Même si La môme, Le scaphandre et le papillon ne m’ont pas vraiment séduit, à chaque fois vous avez été la pépite angulaire de mon désir de spectateur. Aujourd’hui, je vous aime quand vous apparaissez dans Berlin, quand vous chantez avec le groupe rock Ultra Orange. Votre image flotte devant mes yeux. Et j’en suis heureux, Chèremmanuelle… Bellemmanuelle… Emmanuelle… Never goodbye…



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