Débarqué de sa province natale, David musicien – il joue et donne des cours de cor – arrive à Paris. Il rencontre Anne avec qui il cohabite illico. En parallèle, il s’éprend de Julia, une de ses élèves. David confie alors ses sentiments à Anne qui lui raconte en retour les siens. Les deux collocataires échangent leurs espoirs amoureux et leurs avancées respectives jusqu’au jour où Julien, un séducteur au grand cœur, vient troubler l’idylle de David…

Les rêveurs contre les réalistes

Dans Changement d’adresse, les rêves amoureux ne cessent de saigner sous les coups de canif de l’impitoyable réalité. David et Anne forment le camp des rêveurs. David (Emmanuel Mouret, auteur et réalisateur du film) au physique qui hésite entre un jeune premier de bonne famille et un valet de Marivaux, apporte au rôle une allure hors du temps. La poésie du personnage est accentuée par son métier de musicien, et la présentation du « cor de David » est prétexte à une séquence savoureuse pendant laquelle les jeux de mots équivoques abondent.

David, après une rencontre aussi chanceuse qu’extraordinaire, cohabite avec Anne (Frédérique Bel alias la blonde de Canal +, surprenante ingénue aussi acidulée que vulnérable). Tous deux possèdent la même facilité d’expression, mais si David se réfugie dans un idéal sentimental, celui d’Anne est imprégné avant tout de sexualité (les séquences d’exhibition de la jeune femme ponctuent le film : celle du frisson, de la séance de massage, du bain, et du lit partagé « par accident » avec son collocataire). Exhibitions qui dissimulent avec fantaisie une peur profonde de la solitude.

En face, Julia et Julien campent le clan des réalistes. Julia le béguin de David (Fanny Valette révélée dans La petite Jérusalem, ici opaque à souhait) est comme les bébés. Elle ne cille jamais et garde l’oeil grand ouvert sur… son propre silence ! Quel sentiment éprouve cette jeune bourgeoise du septième arrondissement à l’égard de David ? De la camaraderie ? De la tendresse ?… Julia semble ne pas le savoir elle-même. Elle se cherche avec un certain pragmatisme jusqu’au jour où Julien apparaît (Dany Brillant convaincant en doux voyou viril). « Comme un cavalier qui surgit de la nuit », il s’empare du cœur de Julia qui lui donne en retour son corps sur-le-champ ! Et à partir de ce coup de foudre, les tribulations de cette comédie concourent à séparer les rêveurs des réalistes comme si ces deux pôles éloignés étaient condamnés à ne jamais s’aimanter.

Burlesque aigre-doux

Emmanuel Mouret est d’origine marseillaise. Il a réalisé ses précédentes oeuvres Promène-toi donc tout nu, Laissons Lucie faire et Vénus et fleurs dans son méridional natal. Le regard « d’émigré provincial » que David pose sur Paris est condensé dans le générique où les monuments de la capitale défilent en cartes postales sur des présentoirs métalliques. Ce tourbillon d’Epinal est bien vite chassé par une succession de plans qui montrent le jeune musicien en prise au quotidien. Paris est filmé à hauteur d’homme. Au plus près des murs des rues étroites, des cours d’immeubles avec un réel souci d’enfermement car le ciel n’apparaît presque jamais.

Nous découvrons alors la quête essentielle de David : trouver l’âme sœur. Comme Charles Denner dans L’homme qui aimait les femmes, le jeune homme mate les jolies Parisiennes, mais avec la maladresse en plus. Le burlesque aigre-doux du film naît de cette maladresse qui colle à David comme une fatalité maladive.
Au fil de Changement d’adresse, les objets – ambassadeurs sournois de la réalité – lui échappent et compliquent sa vie sans relâche : une bouteille de mousseux récalcitrante refuse de s’ouvrir, un bouton de sa veste s’accroche au cuivre du cor pour mieux se réfugier sous un lit, des pièces de monnaie se multiplient avec anarchie lors de l’addition, une chaussette sale surgit malencontreusement lors d’un apéritif galant, une petite cuillère glisse de ses doigts comme une anguille dans l’eau du bain…

Si l’on compare parfois Emmanuel Mouret à Eric Rohmer, cela tient à la forme de sa mise en scène composée de plans fixes dans lesquels les personnages définissent l’espace jusqu’à le diriger. Le fond, lui, se tourne plus vers François Truffaut (la poésie obsessionnelle et l’ambiguïté professionnelle de David rappellent un certain Antoine Doinel) et vers Woody Allen pour le flot abondant et ininterrompu des conversations.

Anne et David se questionnent tant qu’ils semblent se noyer dans les courants contraires de leurs sentiments où s’opposent la chaleur du rêve à la froideur de la réalité. De cette lutte paradoxale naissent des dialogues ciselés et sophistiqués. Magnifiquement écrits, ils entretiennent sans faillir le suspense sentimental du film.

Les sentiments mis en boîte

Cette comédie profondément urbaine condamne le personnage de David à une douce agoraphobie. Dès que le jeune homme s’expose au monde extérieur, celui-ci le rejette inexorablement. Au Touquet – alors que Julien et Julia passent leur première nuit ensemble – David dépité part faire un tour et se retrouve ainsi « emprisonné dehors » jusqu’au matin. Il essaie pendant des heures d’allumer une cigarette (celle du condamné en amour), mais le briquet lui refuse obstinément sa flamme (comme Julia).
Lors de la séquence du déménagement, la conversation entre Anne et David est interrompue en off par des klaxons d’automobiles impatients. Échos de la capitale brutale, ils précipitent la séparation d’Anne et de David.
Enfin, le plus beau moment de cinéma du film se trouve sans nul doute dans la séquence où David attend Julia dans le jardin du Luxembourg, endroit clos bien qu’extérieur qui délimite les derniers espoirs amoureux du protagoniste. Le temps passe et Julia ne vient pas au rendez-vous (d’une façon radicale puisqu’elle disparaît du film). Sous une lumière crépusculaire, David entouré de deux vigiles doit quitter le parc pour cause de fermeture. Cette raison tristement réaliste fait se refermer les grilles du jardin, mais aussi s’achever les amours du jeune musicien. Précipité dans la jungle parisienne, David sans défense est désemparé.

Dans Changement d’adresse, les seuls endroits où les rêveurs peuvent vivre dans une paix relative sont des appartements étroits où le lit s’impose comme le centre d’intérêt principal (le studio d’Anne, la chambre de Julia, l’appartement du Touquet, le domicile conjugal de David et de Julia, le studio final de David).
Tous ces appartements exigus sont filmés comme des boîtes sans fenêtres. Ils rétrécissent au fur et à mesure que les évènements effilochent les sentiments, et contraignent finalement Anne et David à re-cohabiter dans un studio minuscule dévoré par des cartons de déménagement. Cette étroitesse des lieux qui contraint les deux amis à rester coucher symbolise non seulement le champ du rêve amoureux qui se réduit à l’extrême, mais traite aussi en souterrain d’une réalité économique actuelle : l’obligation et la difficulté de « changer d’adresse » lors d’une rupture sentimentale.

Et là sans jamais s’appesantir, le film se teinte d’une gravité souterraine qui pose deux questions :
L’amour n’est-il pas le sentiment le plus social qui soit ?
Apporte-t-il le bonheur qu’il promet tant ?
Ces extraits de dialogues livrent un semblant de réponses en semant délicieusement le trouble dans l’esprit du spectateur conquis :
« On est jamais aussi seul que quand on est amoureux… » ; « C’est pas parce qu’on est heureux qu’on est pas triste… » ; « C’est pas parce que ça s’est bien passé que tout va bien… » ; « Je ne suis pas encore malheureux, mais ça va venir. Je me fais pas de souci… ».