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En allemand, « Graf » avec un F veut dire « comte ». Dans le film franco-belge de Lucas Belvaux, Graff avec deux F veut dire « Président ». Sébastien Graff est un homme très brillant, encore jeune, très séduisant. À la tête d’un groupe puissant, il dévore la vie à mille à l’heure. Graff n’est pas né avec une cuillère d’argent, mais avec toute la panoplie de l’argenterie dans la bouche.
Sa femme porte beau. Sa mère porte riche. Ses enfants se portent bien. Des Echos à Voici en passant par Le nouveau détective, sa gueule sexy de winner s’affiche à la une. Sur son passage, les nantis comme les défavorisés murmurent son nom avec envie : Graff… Un patronyme qui déchire et semble aussi se déchirer quand on le prononce.
Un plaidoyer contre la presse à scandale

 

L’exposition de Rapt, librement inspirée de l’enlèvement du baron Edouard Empain en 1978, est exemplaire. En un minimum de plans, le businessman saute de rendez-vous en rendez-vous avec l’aisance un brin arrogante de la réussite. Un de ses mots bienveillant mais ferme clôt un déjeuner. Il retrouve une maîtresse de passage, et la baise dans une garçonnière. Tard dans la nuit, le président joue et perd gros au poker. Rentre chez lui à l’aube dans un appartement haussmanien parisien ensommeillé.

Comme de nombreux hommes au sommet du pouvoir, Graff cloisonne son existence pour mieux se shooter à l’ivresse. Histoire de soulager la pression, d’appartenir toujours au commun des mortels, le business man fait le grand écart entre les ors de la république et les tables obscures du jeu où rôdent les malfrats.Dès la fin du générique, la vie du héros bascule. Il se retrouve kidnappé, enchaîné, enfermé, amputé, amaigri, amoindri, avili.

 

Yvan Attal alias Sébastien Graff


Rapt
montre la passionnante et longue déchirure des cloisons organisées par Graff. Cloisons imbibées de sang. Celui que le Président lance aux yeux du monde avec une chance insolente. Celui du Président à qui les ravisseurs coupent une phalange en échange d’une rançon.

Depuis la trilogie Un couple épatant, Cavale, Après la vie (2001) et La raison du plus faible (2005), Lucas Belvaux a atteint une vitesse de croisière avec des comédies dramatiques composées de personnages issus de milieux sociaux divers. Mêlés dans une même intrigue romanesque, tous se retrouvent enfermés à double tour dans leur réalité sociale.

Avec son dernier opus, jamais le cinéaste n’a poussé aussi loin le paradoxe.
Comme sur des rails à aiguillages, le film va et vient des lieux mystérieux d’incarcération du Graff à son appartement familial. Là où son absence le rend encore plus présent, son épouse Françoise, sa mère Marjorie, ses deux filles Véronique et Martine, découvrent les facettes enfouies d’un homme qu’elles croyaient connaître.

La demeure de Graff, écrin cossu, mais éclaboussé par la presse à scandale, accueille comme une plate-forme dramaturgique les différentes catégories de personnages essentiels à la ramification du récit : les hommes et les avocats du Président ainsi que les policiers précautionneux et méticuleux dans leur enquête, loin des clichés habituels.

Lucas Belvaux


Avec une froideur et une nuance rares dans l’écriture des scènes, Lucas Belvaux joue au Rubicube avec chaque famille de personnages. Tous annoncent leur couleur – ou plutôt leur douleur – face aux différentes vies de Sébastien : la famille salie par la presse à « sang-sensation », le groupe entaché par les frasques de son dirigeant, les ravisseurs barbares assoiffés d’argent.
Au centre de toutes ces convergences, Sébastien Graff fond à vue d’œil au propre comme au figuré. Il n’est plus que l’ombre de lui-même dans un trou à rat pendant qu’il devient un fantôme aux yeux des siens.

Plutôt que s’attarder sur les arcanes du pouvoir, sur les secrets tapissés au fond de chaque être humain, le long-métrage montre crûment un tunnel infernal dans la vie d’un être faillible parce qu’humain. Une succession d’emprisonnements où s’engouffre un bipède qui lâche, telles les pelures d’un oignon, tous les attributs de sa superbe.

Un rôle de décomposition


Merveilleux directeur d’acteurs, Lucas Belvaux hisse sa distribution au plus haut dans une mise à scène deux temps, une réalisation au tempo « out » et « in ».
Le « out » où le monde à l’air libre évolue dans un découpage classique de champs contre champs avec des séquences où les groupes s’associent ou se divisent en fonction des intérêts.
Le « in » ou l’enfermement dilate son rythme et favorise les gros plans lors des face-à-face entre Graff et ses ravisseurs.

Un seul bémol de taille, cependant. Plutôt que de faire avancer l’intrigue dans sa narration, il aurait été nécessaire que la caméra s’attarde plus longuement sur la solitude de ce prisonnier hors du monde, hors du temps.
Des plans plongés dans l’ombre
et le silence auraient encore mieux magnifié l’impeccable et implacable « décomposition » d’Yvan Attal car le comédien se laisse littéralement couler dans son amaigrissement sans jamais céder à la performance. Figure hagarde, anorexique, presque christique qui nous hante longtemps.

Il faut rendre aussi hommage à trois formidables comédiens qui imposent en quelques scènes les nuances de leur personnage situé au-delà de la sympathie :

Parmi l’entourage de Graff, André Marcon campe le bras droit du Président revendiquant contre vents et marées les intérêts du groupe. Quant à Françoise Fabian (1), elle est magistrale dans un rôle de mère au cœur formaté par les codes de la grande bourgeoisie.

Dans le camp des ravisseurs, Gérard Meylan, toujours cagoulé, glace le sang quand il murmure « Président » avec un accent marseillais baigné de fausse humanité.

Est-ce que l’étoffe d’un être humain s’épaissit au fil des épreuves qu’il traverse ? Est-ce qu’un dénuement extrême lui est salutaire pour atteindre l’essence de sa propre psyché ? Rapt pose ces questions, mais sans jamais donner de réponse, livrer de message. Et c’est tant mieux.
La vie y est représentée comme une succession de boîtes brillantes ou délabrées. Tous ces compartiments grouillent et s’emmêlent comme des reptiles qui ne cessent d’éprouver, tel le serpent fourbe et cupide de l’Eden multiplié à l’infini, l’aspiration la plus profonde et la plus noble de l’homme : sa liberté.

(1) : Cf. Archive blog 09.07 : Françoise formidablement Fabian, rencontre avec Françoise Fabian.

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