Certains films de grands metteurs en scène (Renoir, Truffaut, Kubrick, Lynch, Cronenberg…) livrent souvent à la première vision une infime parcelle de la richesse et de la profondeur qu’ils recèlent. Volver, le seizième opus d’Almodovar est de ceux-là. Et c’est pourquoi il faut le voir au moins deux fois.
Le plus célèbre des cinéastes espagnols présentait en compétition au festival de Cannes 2006 son quatrième chef-d’œuvre « intérieur » (Tout sur ma mère, Parle avec elle, La mauvaise éducation et Volver) par opposition à ses films précédents où se déchiraient des personnages qu’il semblait avoir rencontré dans son entourage et traqué jusque dans leur extrême intimité.En visite dans son village natal de la Manche, Raimunda (formidable Penelope Cruz ternie par Hollywood, mais divine ici dans son interprétation et son look à la Sophia Loren madrilène, nerveuse et hardie) nettoie la tombe de ses parents balayée par un grand vent dont les rafales rendent fou.
Avec sa sœur cadette Sole et sa fille adolescente Paula, Raimunda rend visite à sa tante Paula et à sa voisine cancéreuse Augustina. De retour à son domicile banlieusard de Madrid, elle retrouve son compagnon Paco, un macho qui vient de perdre son boulot et lorgne sur la jeunesse de Paula.
Alors qu’un soir Raimunda rentre à la maison après avoir vaqué à l’un de ses nombreux jobs, sa fille bouleversée lui avoue avoir tué Paco alors qu’il tentait d’abuser d’elle. Le soir même, Sole téléphone à Raimunda et lui apprend le décès de la tante Paula. Lors de l’enterrement, Sole tombe sur le fantôme d’Irène sa mère qui la suit jusqu’à Madrid, cachée dans le coffre de sa voiture …

Un scénario jacquard

À la façon des laines de couleurs qui composent les motifs du jacquard, Pedro Almodovar et ses scénaristes (ses propres sœurs ! ) lancent mille pistes gigognes qui se transforment en rebondissements.
Par exemple, lorsque Raimunda enroule le cadavre de son compagnon dans une couverture, son voisin restaurateur lui remet les clefs de son établissement qu’il souhaite vendre au plus vite. Cette visite inattendue permet à Raimunda :

1) De cacher le corps de Paco dans la chambre froide.

2) D’assumer la direction du restaurant grâce à l’arrivée inopinée d’une équipe de cinéma.

Quant à la mort de la tante Paula, elle aboutit :

1) Aux retrouvailles de Raimunda avec Irène sa mère (émouvante Carmen Maura qui retrouve son metteur en scène mentor après des années d’éloignement dans une comédie rurale comme Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? en 1984).

2) À l’explication de la disparition mystérieuse de la mère hippie d’Augustina, la voisine cancéreuse.

Toutes ces pistes se mêlent et se ramifient à souhait – à l’image du générique de fin pendant lequel des fleurs multicolores poussent, s’enchevêtrent et dévorent l’écran – et toutes concourent à faire revenir (Volver en espagnol) Raimunda, sa soeur et sa fille vers la maison de son enfance, dans l’antre et le giron maternels.

L’homme invisible

Almodovar signe là son film le plus exclusivement et radicalement féminin. Dans Volver, les personnages masculins sont de vagues silhouettes qui n’adhèrent que très superficiellement à l’histoire.
Décrété internationalement LE REALISATEUR DES FEMMES (à tort car il filme aussi les hommes et leurs corps avec une sensibilité toute charnelle et une sensualité très cérébrale), Almodovar les fait s’épanouir dans Volver en se servant de l’absence ou de la mort des compagnons et des pères :

1) Paco assassiné par sa belle-fille disparaît dès le début de l’histoire.

2) Le voisin restaurateur remet les clefs de son établissement à Raimunda, puis quitte le film en partant en voyage.

3) L’assistant réalisateur de l’équipe de cinéma sensible au(x) charme(s) de Raimunda se volatilise dès que le tournage s’achève.

4) Enfin, Irène révèle à Raimunda les véritables circonstances de la mort de son père. Elle a brûlé ce dernier en le découvrant avec sa voisine et maîtresse.

Un plan montre tout particulièrement le rôle passif qu’endossent les hommes dans Volver. Lorsque Sole assiste à l’enterrement de la tante Paula, elle ouvre le rideau d’un patio. Là, les hommes regroupés entre eux, s’immobilisent et la fixe d’un regard torve. Le plan suivant, Sole pénètre dans la pièce de la maison où se tiennent les femmes. Dès qu’elles la voient, elles s’agitent, l’entourent et l’embrassent jusqu’à l’étouffement.

Dans l’univers d’Almodovar, les hommes se bornent à n’être que des relais qui permettent aux femmes de rebondir socialement afin de s’épanouir, mais uniquement « entre elles » (Selon Irène, quand les hommes désertent le domicile conjugal, la mère revient vivre avec ses filles et elles sont bien mieux ainsi ! ). Les hommes donnent leur sperme (souvent avec violence et lâcheté) pour mettre au monde des femmes qui, comme l’illustre la spirale générationnelle et infernale de la famille de Raimunda, n’hésitent pas à leur donner la mort.

L’inceste et ses dégâts

Après Tout sur ma mère qui aborde la mort d’un enfant, Parle avec elle le viol d’une comateuse, La mauvaise éducation la pédophilie, Volver traite avant tout de l’inceste, du non-dit familial qui l’entoure et de ses conséquences meurtrières. Et au cœur de ces traumatismes, la métamorphose de la mère fantôme qui redevient humaine et charnelle aux yeux de ses deux filles est sublime. Plusieurs étapes montre cette renaissance :

1) Lors de sa première apparition face à sa fille Sole, précédée par un jeu d’ombres mystérieux, Irène semble revenir des limbes avec ses longs cheveux gris et la lumière blafarde qui ajoute à son teint cadavérique.

2) Jusqu’à son face à face avec Raimunda, la mère se présente souvent à l’horizontal (dans le coffre, sur le siège arrière de la voiture et sous le lit de la maison de Sole) comme si elle oscillait entre le monde couché des défunts et celui debout des vivants.

3) Irène revient peu à peu à la vie grâce à sa fille cadette qui lui lave les cheveux – geste hautement maternelle – les teint et gomme ainsi les années d’éloignement en la rajeunissant. Cependant, Sole croit dur comme fer que sa mère est une revenante.

4) Finalement, Irène ne ressuscitera définitivement d’entre les morts que face à Raimunda dont elle doit obtenir le pardon parce qu’elle n’a pas vu ni cru que sa fille avait été victime de l’inceste paternel. Inceste dont le fruit est Paula, qui n’est donc pas la petite-fille d’Irène, mais sa belle-fille ! Pour accéder à nouveau à la condition humaine, il faut que la mère passe par la rédemption. Quitte les oripeaux moribonds du passé (ceux d’une mère véritablement fantôme face à l’inceste que subissait sa fille) pour mieux endosser ses habits neufs d’aujourd’hui (ceux d’une mère et d’une belle-mère présente et aimante).

Les retrouvailles de Raimunda et d’Irène constituent le climax de Volver et offre à cette œuvre son plus beau plan. Lorsque Raimunda à genoux (à la fois pliée par la souffrance de la vie, mais déjà en position de pardon) découvre sa mère étendue sous un lit. Les deux héroïnes se redressent alors dans un champ contre-champ aussi lent qu’ascensionnel, et avec elles leur relation de fille-mère. Et la nuit qui suit – lors des révélations meurtrières d’Irène qui a assassiné son mari et sa maîtresse – Raimunda et sa mère enlacées marchent au fil des rues. Elles avancent côte à côte, unies par une parole libératrice qui leur fait remonter le temps. Enfin, lors du pardon d’Irène, Raimunda peut se blottir comme une enfant blessée dans les bras et contre le sein de sa génitrice redevenue humaine et protectrice. En un mot : MÈRE.

Le vent de la vie

Volver commence dans un cimetière balayé par un grand vent. Même si le film traite de problèmes graves et violents, le rythme qui l’anime est fluide et léger. Et c’est ce contraste entre le fond et la forme qui le rend terriblement vivant !

Dans le plan où Raimunda doit nourrir toute une équipe de tournage, l’exemple est frappant. En un minimum de temps, la jeune femme doit inventer et préparer un menu pour un maximum de convives.
Dans un long travelling, Pedro Almodovar filme Pénélope Cruz qui remonte une rue de la banlieue madrilène vêtue d’une robe noire et tirant un caddie. Italienne d’allure, Espagnole d’esprit, Raimunda est latine en diable, donc débrouillarde. Et le sort – comme un vent de vie – va la porter pendant ce plan car elle rencontre sur son chemin successivement trois voisines. Chacune d’entre elles lui propose des victuailles qui finissent par composer le menu idéal. Toutes concourent ainsi, comme trois « reines mages », au miracle du repas. Le conte de fées n’est jamais loin chez Almodovar :

1) Á la fin d’Attache-moi, Victoria Abril s’élance en robe à fleurs au sommet d’un donjon vers un prince charmant alias Antonio Banderas qui a vaincu mille épreuves pour conquérir son cœur.

2) Parle avec elle est une véritable métaphore de La belle au bois dormant.

C’est peut-être pour cela – en dépit de sa galerie de personnages singuliers, extra-ordinaires et déjantés, qu’Almodovar au fil des films est devenu si populaire, et à partir de Tout sur ma mère, accéde au statut de réalisateur universel. Son cinéma sombre et noir est pourtant parcouru par le vent de la vie qui caresse, humanise, mais aussi électrise dans une dérision et une séduction incroyables les passions douloureuses et leurs gouffres.

Cela me rappelle une autre séquence d’un autre film d’un autre réalisateur qui maquillait lui aussi de profondes ecchymoses sous un grand vent de délicatesse et de légèreté : François Truffaut.

Dans Vivement dimanche, souvenez-vous…. Lorsque Fanny Ardant alias Barbara la secrétaire découvre que le « Mon amour… » murmuré au téléphone par une des victimes du meurtrier qu’elle recherche afin de disculper son patron, n’est pas un homme… mais un cheval !

Barbara longe un muret. En off, retentit un « Mon amour ! » d’un haut-parleur. Comme par enchantement, la secrétaire voit un banc à ses pieds, elle grimpe dessus et découvre un hippodrome. Aussitôt, elle comprend la signification du « Mon amour ! ». Elle descend précipitamment du banc. Comme par magie, une cabine téléphonique l’attend à quelques mètres. Barbara joint le détective qui s’occupe de l’affaire. Lui révèle que la victime jouait aux courses. Mais la secrétaire abrège rapidement sa communication car un bus stationne près de la cabine. Elle s’élance vers lui, le hèle, s’y engouffre et file retrouver son patron qu’elle aime. Et le tout en pleine nuit !

La confection du repas de Raimunda chez Almodovar ou la révélation du « Mon amour… » chez Truffaut sont des événements qui s’enchaînent dans une fluidité irréelle. Bien qu’ils ne constituent pas de temps forts dans ces deux films, ces séquences révèlent pourtant le style et surtout la personnalité de ces deux cinéastes aux œuvres si cohérentes. Dans une simplicité de mise en scène sidérante, ces successions de plans montrent le souci de ces artistes à ponctuer leurs scénarii et leurs réalisations de courants d’air magiques qu’aucun obstacle ne peut entraver.

Parfois, la vie aussi nous offre des moments parfaits pendant lesquels nos motivations s’unissent et se fondent aux événements extérieurs. Tout file alors, tout avance comme sur les rails d’un travelling. L’ombre d’un instant, nous devenons maître de notre destinée. Et notre vie semble réalisée par un metteur en scène inspiré qui nous sublime au sein d’une existence sans blanc et aussi intense qu’une œuvre de cinéma !