En amour, les femmes sont des professionnelles, les hommes sont des amateurs.

François Truffaut

Affiche Jeune Jolie François OzonObservée par une paire de jumelles, une nymphette ose en douce le monokini à la plage. Plan suivant, identique à l’un du court-métrage de François Ozon Une robe d’été (1996) avec influence d’impressionnisme allemand, l’ombre d’un bras glisse sur le corps de l’adolescente. Les doigts crochus s’avancent sur le ventre, les seins, terminent leur voyage sur le visage. L’écran qui cache les feux du soleil réveille la belle au bois dormant.
Derrière les yeux des jumelles et l’ombre chinoise se cache Victor, le jeune frère peut-être homosexuel d’Isabelle. Le regard off de Victor, mais aussi ceux du réalisateur et de l’objectif de sa caméra, scrutent, caressent, griffent l’image jeune et jolie de Marine Vacth, actrice quasi-vierge de tout bagage de cinéma.

Quelques séquences plus tard, Isabelle se fait dépuceler par un jeune Allemand aussi courtois que maladroit. Un mélange d’appréhension et d’exaltation dédouble l’héroïne. Elle se regarde étendue sur le sable, mate les ondulations des fesses de son partenaire, constate la déception liée à ce passage obligé qu’elle conclut d’un « c’est fait ». L’ado quitte le bord de mer, s’éloigne de l’été.
Automne parisien. Métamorphosée en tailleur sombre et chemisier de soie gris perle, Isabelle emprunte un labyrinthe d’escalators et de couloirs d’hôtel. Elle est devenue Léa, lolicéenne qui monnaye son corps sur le net.

Fort de sa régularité chabrolienne – quatorze opus en quinze ans – François Ozon ne semble pas traquer « le grand film », mais vise plutôt avec constance et un plaisir non dissimulé à tourner, l’élaboration d’une œuvre à part dans le cinéma français. De Sitcom à Jeune & Jolie, les références cinéphiles affluent, le(s) genre(s) côtoie(nt) l’intime, la superproduction, le meilleur, le moins bon, jamais le pire.

Le cinéaste embrasse avec subtilité, cérébralité, l’archétype de la prostituée. L’opposé (et pourtant si proche) du concept de la sainte depuis Marie-Madeleine. Dès sa naissance, le 7e Art s’est emparé des filles prétendues joyeuses au corps vaillant, au cœur souvent pur, au mental qui tangue entre « Marie couche-toi là » et « Mère courage ».

Dans la seconde moitié du XXe siècle, quelques grandes stars ont fait le trottoir, récolté les lauriers du bitume : Simone Signoret et les Apaches dans Casque d’or de Jean Becker (1952), Romy Schneider et les voyous dans Max et les ferrailleurs de Claude Sautet (1971), Miou-Miou et les macs dans La Dérobade de Daniel Duval (1979), Nathalie Baye et les flics dans La Balance de Bob Swaim (1982), Emmanuelle Béart et les homos dans J’embrasse pas de André Téchiné (1991) sans oublier Catherine Deneuve et les sados dans Belle de jour de Luis Bunuel (1967). La référence écrasante du film de pute.

Catherine Deneuve Belle de jour Luis Bunuel
Marine Vacht Jeune Jolie

De Bunuel à Ozon, un trait d’union : Deneuve. Actrice porte-bonheur pour les deux cinéastes puisque Belle de jour et 8 femmes représentent à ce jour leur plus gros succès commercial.

Séverine, l’aïeule d’Isabelle ?… Les points communs dans cette généalogie fictionnelle et névrosée sont troublants. Mariée chez Bunuel, mineure chez Ozon, sans raison psychologique, ni besoin financier ni nymphomanie affichée, ces deux extrêmes en mal d’accomplissement vendent leur corps. La bourgeoise en Yves Saint-Laurent et la bobo style Isabel Marant arborent les codes de la nantie. Sophistiqués pour Séverine, bohèmes pour Isabelle. Génération bordel et du non-dit pour la première, génération web dating et parole psy pour la seconde.
Au pays des merveilles de l’interdit, figures lisses dehors, violentes dedans. Double Alice qui transgressent les limites de leur cocon, déchirent le rideau des apparences, traversent le miroir de la dépravation.

L’affiche de Jeune et jolie rend hommage à Belle de jour. Face à un client, Marine Vacht se dresse, présente un regard frondeur à un client dénudé, debout, le derrière à contre-jour. Chez Bunuel, alors que Muni la domestique se désole du sort de la péripatéticienne que la clientèle hard s’arrache, Catherine Deneuve se relève, éclatante, arrogante.
Quand la bulle de ses deux énigmes est crevée, leur vie cachée découverte, Séverine et Isabelle rassemblent leur chevelure – signe secondaire sexuel – dans un même chignon rond. Serpent capillaire enroulé au sommet du crâne qui abrite l’expression de leurs désirs.

Plus qu’un film sur la prostitution, Jeune et jolie raconte une expérience transitoire qui engage le corps, engouffre le mental vers les dérives du deuil. Celui du passage de l’enfance à l’âge adulte, de la virginité à l’acte sexuel. Isabelle répond à Marie la protagoniste de Sous le sable, autre œuvre imprégnée de l’irréversibilité de la perte. Hiératiques mais pourtant vibrantes, Marine Vacht comme Charlotte Rampling s’accrochent aux parois d’un pont, refusent la rive d’un futur qui nomme, étiquette, encadre, isole, condamne. Isabelle à l’adolescence, Marie à la maturité, deux angles de vie vertigineux envahis par les espoirs et les regrets.
Alors que Marie referme les volets de la villa d’été après la disparition de son mari Jean, une autre maison de vacances se met en sommeil sur les 17 ans d’Isabelle et la frustration de son dépucelage. Dans chaque film de Ozon, un travelling suit ces séquences de claustration. Le visage des deux héroïnes est filmé à travers la vitre d’une voiture. Un paysage glisse sur leurs traits opaques.

À la fin, Marine Vacht rejoint Charlotte Rampling (trop) vieillie dans un hôtel. Isabelle face à Marie dans un no man’s land propre au sommeil, aux rêves, aux fantasmes, au réveil. Limbes où Marine Vacht, la plus importante révélation de François Ozon depuis Ludivine Sagnier, tord sa bouche d’émotion devant un gâteau d’anniversaire, murmure Roman de Arthur Rimbaud, passe de bras en bras sur Françoise Hardy. Évolution en quatre chansons* pour une Marine Vacht à double-fond. MARINE VACHT, appellation aquatique qui cingle comme un coup de fouet. Paradoxe troublant, mystérieux, époustouflant de beauté. Puisse le cinéma être à la hauteur de ce talent-là.

* L’amour d’un garçon, A quoi ça sert, Première rencontre, Je suis moi.