N’est-il pas indiscret de parler de Manoel De Oliveira, cet homme secret ? De son oeuvre immense ? Un livre entier n’y suffirait pas. J’imagine toutes les vies de cet homme, multiples et étincelantes. Je devine des secrets que je ne révélerai pas. Nous pourrions parler… de son autorité toujours audacieuse. De son oeil de lynx, de sa démarche d’athlète. Il sait être à la fois ange et démon. Des rires, des blagues, les forces éternelles de notre jeunesse. Un inquisiteur permanent. Austère, avisé, élegant, lumière et ombre à la fois. Le secret et le mystère d’Oliveira, je me contente de les effleurer, je parviens presque à atteindre leur grâce. Comme si nous étions complice. Je n’ouvrirai pas la boîte de Pandore des images passionnées de notre travail en commun. Je suis son collabrateur le plus discipliné ou le moins discipliné. Cela dépend. Merci Manoel.
Michel Piccoli
Le 12 décembre 2008, Manoel De Oliveira a eu 100 ans. Cien años ?… Peut-être pas car les états civils portugais étaient plus que flous au début au XXe siècle. Alors cent ans peu ou prou, qu’importe. Le Miroir magique, 46e film de cet immense cinéaste, sort en France cette semaine alors qu’il a été tourné en 2005 avant Belle toujours (1) et Christophe Colomb, l’énigme (2). Décidément, le temps joue des tours au Maître du 7e Art. Comme l’écrit Jean Cocteau : » Le temps est élastique. Avec un peu d’adresse, on peut avoir l’air d’être toujours dans un endroit et être toujours dans un autre. »
J’ai désiré fêter l’anniversaire de Manoel de Oliveira non pas avec lui, mais avec un autre. Mais pas n’importe quel autre. Un hôt(r)e de choix. Renato Berta, le directeur de la photographie qui collabore six fois avec le metteur en scène portugais, qui signe aussi la lumière et le cadre des films de Louis Malle (Allons enfants pour lequel il obtient un César en 1987, Milou en mai), Alain Resnais (Smoking, No smoking, On connaît la chanson), Alain Tanner (Charles mort ou vif, La Salamandre…), Daniel Schmidt (Hécate, Hors saison…), Amos Gitaï (Kadosh, Alila…), André Téchiné (L’atelier, Rendez-vous), Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Le Retour du fils prodigue – Humiliés, Ces rencontres avec eux), Robert Guédiguian (Marie-Jo et ses deux amours, Le promeneur du champ de Mars), Patrice Chéreau (L’Homme blessé), Jean-Luc Godard (Sauve qui peut la vie), Claude Chabrol (Merci pour le chocolat)…
Originaire du canton du Tessin en Suisse, Renato Berta s’exprime avec un accent élégant qui fait s’écouler plus lentement les consonnes et s’ouvrir plus larges les voyelles. Toujours en voyage ou en repérages, il s’est posé un après-midi de janvier chez lui. Sous les toits de Paris du quartier Bastille. Comble pour un directeur de la photographie, il n’a pas allumé la lumière et la conversation s’est terminée dans la pénombre. Sa tête devenue une découpe sombre sur un fond bleu nuit avait laissé s’échapper les souvenirs d’Irène Papas, Michel Piccoli, Marcello Mastroianni, Christine Pascal, Luis Miguel Cintra, Leonor Silveira, Marisa Paredes et, bien sûr, de Manoel De Oliveira. Feliz aniversário Maestro !
Manoel De Oliveira & Renato Berta
Quelles sont les circonstances de votre premier contact avec Manoel De Oliveira ?
C’est grâce à Paolo Branco. Avant de devenir son producteur, Paolo était l’assistant de Manoel. Dans les années 1970, il me dit : « Toi, il y a un mec que tu devrais rencontrer, c’est Manoel De Oliveira. Je suis sûr que tu t’entendrais à merveille avec lui ! ». À l’époque, je savais à peine qui était ce réalisateur ! Pour une multitude de raisons inhérentes au cinéma – un peu comme dans les histoires d’amour – je n’ai pas pu le rencontrer immédiatement. Puis, j’ai collaboré avec lui sur Party. Manoel m’a contacté par l’intermédiaire de Paolo. Il avait, je crois, aimé mon travail avec Louis Malle et André Téchiné.
Il vous a fait parvenir un scénario ?
Oui, en français puisque le film est tourné dans cette langue. D’ailleurs, à la lecture et malgré mon français loin d’être parfait, j’ai détecté pas mal de fautes d’orthographe !
Party se présente comme une parade d’amour avec de longs dialogues. Quasiment des tirades…
Tout à fait. La langue parlée y est prépondérante avec l’abondance des dialogues d’Augusta Bessa-Luis. Lors de notre rencontre, j’ai fait part à Manoel de mes fameuses fautes. Je crois qu’il a apprécié cette démarche car elle prouvait que je ne m’attachais pas qu’à la photographie. Je tentais avant tout d’approcher son univers.
Comment se présente un scénario de Manoel De Oliveira ? Est-il écrit à la virgule, à l’image près comme ceux de Luis Bunuel ou de Claude Chabrol ? Ou alors est-il approximatif comme une piste de travail ?
Pour Party, il était composé de photos prises par Manoel lors des repérages et de dialogues déjà précis, mais pas au stade du découpage. Il fallait mixer les deux.
Party est une œuvre très particulière…
Ah oui alors, tournée dans les îles des Açores. Je me souviens de mon arrivée en avion dans une tempête incroyable. J’ai passé le réveillon du jour de l’an avec Manoel, son épouse, Augusta Bessa-Luis et sa fille. J’étais un peu timide car je ne connaissais pas très bien tous ces gens-là. J’avançais sur la pointe des pieds avec, en face moi, un monsieur assez âgé…
Déjà !
Oui, déjà ! (rires) En plus, il ne parlait très bien le français à l’époque. Ensuite, j’ai compris que malin comme il est, il fait parfois semblant de ne pas comprendre la question afin de trouver la meilleure réponse !
Vous vous souvenez de la longue séquence en extérieur dans la seconde partie de Party ? Elle contient 90 plans !
J’ai cru devenir fou à cause de l’anti-cyclone des Açores. En un rien de temps, le ciel était encombré de nuages, puis devenait bleu roi, limpide. Vous imaginez l’influence sur la lumière, les raccords. J’étais terrorisé, mort d’angoisse. Lui, absolument pas ! (rires) Contrairement à certains réalisateurs, Manoel De Oliveira connaît parfaitement l’importance de la photographie, le travail du chef opérateur sur un tournage. Pour chaque plan de Party, il ne quittait pas le plateau quand j’éclairais. Il scrutait mon travail. Je l’avais perpétuellement sur le dos. Mais au fil des collaborations, une confiance s’est tissée entre nous. Et il est arrivé parfois qu’il ne regarde même pas à travers l’œilleton de la caméra !
En 1995, De Oliveira tourne Le Couvent avec Catherine Deneuve et John Malkovich. Dans Party, il fait de nouveau appel à des stars internationales. Irène Papas qu’il retrouvera pour Inquiétude et Un film parlé (3) et Michel Piccoli qui deviendra un collaborateur fidèle (4) et qui apparaît dans Le Miroir magique. Party est la première rencontre entre Manoel De Oliveira et Michel Piccoli. Faisons un bond en avant et parlons d’Inquiétude (1998). Vous n’aimez pas qu’un réalisateur vous demande une lumière à la Rembrandt ou encore à la Veermer. Pourtant, dans ce film, il est impossible de ne pas penser à Manet ou à De La Tour tant certains plans montrent une sophistication contrastée à travers leur lumière.
L’écriture d’Inquiétude est assez élaborée. Complexe puisqu’elle s’ouvre sur une scène de théâtre, mais le spectateur s’en aperçoit plus loin dans l’histoire. Manoel m’a parlé de ce projet pendant le tournage de Voyage au début du monde. Cela l’amusait de mêler différents types de narrations. Le théâtre, le cinéma, mais aussi le récit mythique… Voilà, il voulait mêler la dramaturgie, l’image de cinéma et la vie aussi. Avec dessins à l’appui, Manoel m’a parlé pendant des heures de la séquence où Luis Miguel Cintra demeure accroché au rideau. Un moment de pur burlesque à la Chaplin. J’ai gardé les croquis de cette conversation.
Inquiétude est un film un peu particulier car son récit est éclaté comme un feu d’artifice, avec de multiples rebondissements alors que souvent les films de Manoel De Oliveira suivent une certaine linéarité et fuient même tout effet de bouleversement dramatique. À la fin du Principe de l’incertitude, le spectateur découvre que les deux protagonistes masculins sont frères. Pourtant, cela n’a pas une incidence particulière sur l’histoire puisque cette information pourtant capitale est livrée avant la conclusion.
Même s’il est partout dans ses films, je trouve que les films de Manoel ne se ressemblent pas beaucoup.
Peut-être semblent-ils différents parce qu’ils oscillent sans cesse entre le lyrisme et la sécheresse. Certains réalisateurs sont l’un ou l’autre. Lui passe de l’un à l’autre avec une aisance parfois déconcertante. Chez Oliveira, l’émotion côtoie toujours l’intellect.
Oui, absolument.
Party et Inquiétude vous permettent de rencontrer Irène Papas.
Une actrice… Formidable ! Dans Party, qu’est-ce qu’elle était angoissée ! Elle avait toujours peur de mal faire, de rater son interprétation. À la fin de chaque plan, Manoel lâchait laconique : « Très bien, très bien… ». Irène, elle, attendait davantage d’explication. Terrorisée, elle venait alors vers moi et je devais la rassurer. Cette femme à l’apparence solide et aux idées affirmées portait aussi en elle une très grande vulnérabilité extrêmement touchante.
Comme Luis Bunuel, Manoel De Oliveira ne fait pas dans la psychologie…
Pour lui, la réussite du film est due à 60 % du choix du bon comédien pour un rôle et à 30% de son travail avec l’acteur. Pendant le tournage, nous dînions souvent ensemble Irène et moi car, même si j’aime énormément le Portugal, ce pays n’a pas la cuisine la plus intéressante de la terre. Pour échapper à ce cauchemar gastronomique, Irène et moi cuisinions des spaghettis dans nos chambres d’hôtel !
Vous abordez là le rôle essentiel du chef opérateur, mais aussi celui de l’ingénieur du son auprès du comédien. L’un photographie le visage et le corps ; le second capte la voix. Sur bon nombre de tournages, quand le réalisateur est imperméable aux objections de l’acteur, celui-ci se tourne parfois vers les saints les plus proches du bon dieu, non ?
Tout à fait, et certains metteurs en scène vous font alors de véritables scènes de jalousie. Bonjour, Monsieur Freud !
En plus de la photographie, vous cadrez également. Les cadrages à la Oliveira révèlent de plans apparemment simples. Ils font pourtant l’objet d’une précision redoutable. Leur point peut s’effectuer sur le détail d’un tableau, d’un élément infime du décor ou encore d’un figurant. Comment collaborez-vous pour parvenir à une telle complexité, une telle exigence ?
Cela passe d’abord par les mots. Puis, plus concrètement avec la caméra. Parfois, Manoel désire un ensemble d’éléments dans un même plan. Quand cela me semble difficile, voire impossible, je tente alors de trouver la meilleure solution avec lui. Cela peut prendre des heures de discussion. Je dis bien des heures ! Vous parlez de point précis et cela me rappelle Party. Lors du dîner dans la villa, Manoel voulait un poisson suspendu… à la hauteur du visage des comédiens ! Il avait une idée très précise d’un plan avec Piccoli. Le point n’était pas sur le visage Michel, mais sur l’amorce du poisson. L’avantage avec Manoel, c’est que ces choix sont clairs.
Et crédités par un propos !
Oui, pas du tout ambigus. Dans ce cas-là, vous respectez le souhait d’un metteur en scène qui sait exactement ce qu’il veut. C’est déjà énorme ! Avec Manoel, nos instants de grâce se sont parfois concrétisés après des moments de conflits. Je le soupçonne même d’avoir créé certaines tensions par provocation pour éclaircir certaines de ses idées un peu floues ! (rires)
Alimenter un conflit positif pour parvenir à trouver la meilleure solution, c’est souvent la base de la création artistique. Cela prouve aussi une grande marque de confiance. L’alliance de deux talents à la hauteur l’un de l’autre.
Vous dites là quelque chose de très important. Je suis venu à lui avec toutes mes « salades de films », mes origines. En un mot, mes bagages. Lui, de son côté, il possède l’héritage de son Portugal, la Révolution des Oeillets, ses rapports houleux avec le pouvoir et son catholicisme aux antipodes de celui de Pasolini. Au début de notre collaboration, je me suis demandé quel échange, quels rapports possibles je pouvais entretenir avec un homme aussi éloigné de moi. Aujourd’hui, je m’aperçois que notre confiance s’est construite aussi sur des engueulades !
D’autant plus que c’est un colérique, paraît-il…
Oh, la, la, il pique de ces colères ! Mais deux heures plus tard, il vient s’excuser. Là, je lui dis : « Non Manoel, je ne vous pardonne pas ! ».
Vous faites vos cocottes !
Exactement. Et après, nous en rigolons ! De Oliveira possède un regard d’aigle et en même temps une candeur enfantine dans son sourire…
Parlons à présent de Voyage au début du monde (1997). Un film magnifique, émouvant à plus d’un titre. Il raconte un voyage. Celui d’un réalisateur reconnu qui revient sur les traces de son enfance. C’est également le dernier long-métrage de Marcello Mastroianni.
C’est un film auquel je suis particulièrement attaché. Le premier jour du tournage, nous avons tourné une séquence de voiture. Je revois Marcello qui arrive. Il salue l’équipe. Prend place dans le véhicule. Une voiture, c’est déjà un espace très intime, alors vous imaginez avec une caméra… Quand le clap sort du champ et que Mastroianni commence à parler, 30 ans de cinéma me sont revenus en pleine figure ! Une émotion m’a submergé. Un choc terrible. Je suis sorti du véhicule au bord des larmes. Pourtant, à la lecture du scénario, j’avais du mal à imaginer Marcello interprété des tirades si longues en français. Mais dans sa bouche, le texte de Manoel est devenu une pure merveille. C’est vraiment l’un des plus grands comédiens que j’aie jamais rencontré. Pendant le tournage, il était particulièrement sollicité parce que Anna Maria Tatò, sa femme, tournait en parallèle Marcello Mastroianni : I Remember avec Giuseppe Rotunno (5) à la lumière. Pour moi, le plus grand chef opérateur de la terre !
Donc, il flottait un vrai parfum d’Italie sur Voyage au début du monde…
Oui, beaucoup d’Italie. Comme avec Irène Papas, il s’est posé à nouveau le problème de la cuisine ! Pour la sauce des spaghettis, je me rappelle un soir où nous étions à la recherche de romarin. Au Portugal, cette plante est décorative, mais pas du tout utilisée dans la gastronomie. Soudain, je me suis souvenu avoir vu du romarin dans un jardin. Aussitôt, je suis allé cueillir des branches pour aromatiser la sauce des pâtes !
Pourquoi Voyage au début du monde occupe-t-il une importance particulière dans votre filmographie ?
Une semaine après le début du tournage, Manoel devait partir au Festival de Cannes. De mon côté, je devais rejoindre Bob Wilson et Patrice Chéreau à Paris pour filmer quelques images produites par Robert Doner, l’époux de Christine Pascal. Je venais de tourner avec elle Adultère (mode d’emploi). C’est pendant ce séjour parisien que j’ai appris le suicide de Christine. Moment cauchemardesque. Je n’ai pas pu assister aux funérailles car je devais regagner le tournage de Voyage… au Portugal. Et là, nous avons tourné les fameuses séquences au bord du fleuve. La mort de Christine, la maladie de Marcello, le texte de Manoel qui évoque les assauts du temps, la route de la vie qui soudain semble se rétrécir… Quel tourbillon pour moi que la fabrication de ce film !
Avez-vous des souvenirs précis de ce tournage ?
Dans ce film, les scènes en voiture sont très nombreuses.
Et c’est Manoel de Oliveira qui joue le chauffeur !
Oui, il m’avait donné un découpage assez précis de ces séquences. Rien n’est plus difficile que de filmer des intérieurs dans une voiture qui roule. Comme la lumière change constamment, les raccords des champs contre champs deviennent un vrai casse-tête. Devant une telle difficulté, j’ai proposé à Manoel d’utiliser une grosse voiture, genre 4X4. Puis, deux caméras pour gagner du temps lors des changements d’angle. J’ai affiné mes arguments en lui disant qu’il pourrait diriger le tout à la place du chauffeur. Et c’est comme ça qu’est née l’idée qu’il joue ce rôle ! N’oubliez pas que, dans sa jeunesse, il a piloté des bolides avec son frère Casimiro. D’ailleurs, c’est à la mort de Casimiro suite à un accident de voiture que Manoel a arrêté la compétition automobile.
Le chauffeur, à l’instar du metteur en scène sur un tournage, est le maître de son véhicule. Dans Voyage au début du monde, il devient un espace à deux caméras pour le dernier voyage d’un immense acteur…
Cela me rappelle les séquences autour du feu de cheminée. Il faisait alors un froid terrible. Les caravanes des comédiens n’arrivaient pas. Pendant l’installation des projecteurs, Marcello me demande s’il pouvait rester près de l’âtre pour se réchauffer. Aucun problème, bien évidemment ! Il s’assoit. Pose son menton sur ses béquilles. Somnolant à demi, il regarde de temps en temps l’équipe du coin de l’œil. Soudain, il se lève. Entre dans le champ de la caméra. Surpris, je le regarde. Il me dit alors : « Renato, je sais quand tu as besoin de moi…». Et là, encore une fois, j’en ai ramassé plein la gueule ! Vous imaginez l’élégance de ce comédien qui regarde le travail d’un opérateur et qui SAIT quand on a besoin de lui ?!… C’est… (l’émotion étrangle sa voix)
En 2000, vous retrouvez Manuel De Oliveira pour Parole et utopie qui fait partie de ses films historiques comme Le cinquième empire et, plus proche de nous et d’une façon détournée, de Christophe Colomb, l’énigme. Avec ces films, il est aussi un formidable ambassadeur du cinéma portugais à travers le monde entier. Une sorte de conquistador du cinéma !
Oui, c’est ça. Parole et utopie replonge le spectateur dans la période de l’Inquisition en s’appuyant sur les textes de Antonio Vieira, un prédicateur et théologien considéré comme l’un des plus grands auteurs portugais du 17e siècle. Dans ses reconstitutions, De Oliveira fait preuve d’un souci presque didactique pour que tous les spectateurs comprennent le contexte historique de son propos. Une belle marque de respect pour le public. Paroles et utopie est un film qui a ses défenseurs. Pour moi, il dépasse la période de l’Inquisition et offre une dimension universelle incroyable. Il propose un débat d’idées autour des enjeux du pouvoir. Ce long-métrage qui empreinte les traces d’Antonio Vieira fut d’une lourdeur phénoménale car nous avons tourné dans le sud de la France, puis en Italie à Rome, puis au Brésil, puis au Portugal et à nouveau à Rome pour la fin. L’équipe était épuisée. Sauf Manoel. Avec son énergie légendaire, il piaffait comme un petit oiseau !
Dans Parole et utopie, il retrouve l’un de ses acteurs favoris : Luis Miguel Cintra.
Luis Miguel possède un théâtre au Portugal. Sa programmation est incroyable, très riche. Elle balaye aussi bien le répertoire classique que contemporain. C’est un grand comédien enraciné dans sa culture, mais qui possède aussi un rayonnement culturel très vaste. Il s’exprime parfaitement en français.
Quels sont ses rapports avec Manoel de Oliveira ?
Pour moi, c’est le seul comédien de Manoel qui joue, qui compose. Quand De Oliveira écrit un rôle complexe, difficile à cerner, aux contours imprécis, il fait appel à Luis Miguel. Pourtant, ces deux hommes semblent vivre sur deux planètes différentes. D’ailleurs, je ne les ai jamais vus dîner ensemble ! Luis Miguel évolue avec éclat et humour dans le milieu homosexuel portugais alors que Manoel est beaucoup plus austère, peut-être un peu plus proche du diable ! (rires) Manoel De Oliveira est très fort car il fait alliance avec des personnages très différents de lui-même. Sa dialectique est de faire s’accorder des sensibilités éloignées. Le tout baignant dans le non-dit, mais aussi dans un immense respect. C’est pourquoi il est un si grand cinéaste !
En 2002, vous collaborez avec lui pour Le Principe de l’incertitude d’après le roman d’Augusta Bessa-Luis. À mes yeux, c’est le Tristana du cinéaste portugais. Le personnage de Camila incarné par Leonor Baldaque est candide en apparence, mais il dévore tout sur son passage. Camila dit cette phrase terrible à propos du mariage : « Je crois moins à la séduction qu’à la conviction. ». La romancière Augusta Bessa-Luis participe à l’adaptation de nombreux films de Manoel De Oliveira. Quels sont leurs rapports dans le travail ?
Franchement, pas très bons. (rires) Mais attention, respect réciproque ! Lors d’un hommage à Manoel au Festival de Turin, ils se sont retrouvés côte à côte, face au public. Augustina, d’une façon très caustique, a déclaré que Manoel ne comprenait pas ses romans parce qu’il ne les lisait pas. Elle a ajouté qu’elle faisait tout le travail dans ses œuvres parce qu’elle écrivait les dialogues. Lui, très calme et sans la regarder, a répondu qu’il ne la lisait peut-être pas, mais qu’il faisait quand même des films à partir de ses oeuvres ! Là encore, il parvient à gérer, à intégrer de telles singularités dans son puzzle. Au final, le tout trouve son équilibre.
Le Principe de l’incertitude est l’un de ses films les plus romanesques avec une héroïne qui dévoile son véritable caractère au fil de l’intrigue… Un souvenir sur ce tournage montre, malgré ses lunettes aux verres épais, l’œil phénoménal de Manoel. Au début du film, Leonor Baldaque tient un petit enfant dans ses bras. Elle est assise entre un rideau et une armoire.
Leonor avait du mal à trouver sa position entre ces deux éléments du décor. Je la voyais embarrassée dans le cadre que nous avions défini avec De Oliveira. Pendant l’installation des projecteurs, il est parti boire un café. J’ai alors déplacé l’armoire de dix centimètres afin de faciliter l’aisance de Leonor. Dès que Manoel est revenu sur le plateau, il a dit : « Qui a déplacé l’armoire ? ». Moi, comme un crétin, je n’avais pensé qu’au confort de la comédienne. Je me suis excusé car, une fois de plus, j’étais confronté à l’oeil implacable de Manoel qui voit absolument tout malgré son air de ne pas y toucher !
Leonor Silveira, son égérie, partage la vedette avec Leonor Baldaque. Elle est présente à l’affiche de toutes vos collaborations avec Manoel De Oliveira.
Oui, même dans Parole et utopie où elle apparaît dans un seul plan. Elle joue le rôle de la reine. Manoel ne savait pas qui choisir pour incarner Christine de Suède. L’équipe lui a dit en chœur : « Voyons, pour le rôle de la reine vous êtes obligé de prendre Leonor Silveira ! ». Leonor est une actrice qui ressemble un peu aux personnages que lui fait jouer Manoel. Sibylline, impénétrable, mystérieuse. Il émane d’elle une personnalité si forte qu’elle fait peut-être peur aux autres cinéastes. Leonor connaît un grand succès d’estime à travers les films de Manoel, mais pas obligatoirement avec le public et avec d’autres metteurs en scène…
Elle est comme dans une cage dorée posée sur un piédestal. Leonor Silveira appartient à l’univers d’un Maître. Donc, elle devient intouchable…
Oui, et je crois que c’est une situation qui fait inévitablement souffrir un comédien. Même si Leonor peut sembler distante au premier abord, on s’aperçoit en la connaissant mieux, en dînant avec elle, que c’est une personne drôle, à l’esprit ironique.
Le temps galope et nous arrivons au Miroir magique tourné en 2005, mais qui sort cette semaine en France. Avec un onirisme issu des images pieuses, cette adaptation du roman L’Ame des riches de Augustina Bessa-Luis raconte l’histoire d’une supercherie autour de l’apparition de la Vierge. La lumière est exceptionnelle. La séquence de la rivière avec Leonor Silveira en robe claire, la voix off de Ricardo Trepa et la brillance du reflet sur l’eau, est d’une beauté à couper le souffle.
Du coup, même s’il s’agit d’un stratagème quasi enfantin, ce moment de cinéma rejoint le divin. Par la lumière, Manoel voulait obtenir l’effet d’une apparition. En extérieur, c’est quelque chose de très difficile à obtenir car il faut se battre contre la lumière du jour avec des projecteurs d’une puissance phénoménale. Donc, je lui ai proposé de créer l’illusion de l’apparition non par contre mais grâce à la lumière du jour quitte à s’aider de miroirs pour obtenir l’effet désiré. Nous sommes donc retournés quatre ou cinq fois au bord de cette rivière pour capter la bonne lumière au bon moment. La dimension divine que vous évoquez vient du rassemblement de différents éléments. Parfois, on a la lumière, mais pas les comédiens ou il manque encore autre chose. Je me souviens que nous avions tourné cette séquence en hiver et qu’il faisait très froid…
Alors qu’à l’image, le spectateur s’imagine en plein été…
Ce type de choix pour une séquence fait peur aux producteurs car cela demande beaucoup de temps pour parvenir au meilleur résultat. Je suis allé retourner seul des plans sur la rivière. Sans point particulier pour éviter la prouesse technique et avec un léger flou pour souligner l’aspect divin. La magie du cinéma provient souvent du petit événement, de la surprise qui échappe au contrôle du réalisateur. De Oliveira, comme Bresson ou Straub, savent saisir ces éléments inattendus. Les grands metteurs en scène savent saisir le bon moment au sein de toute cette cuisine. Et toi, tu dois savoir t’arrêter pour que la caméra capte cet instant même si tu n’es jamais tout à fait satisfait de la qualité de la lumière.
Dans Le miroir…, une nouvelle comédienne rejoint la troupe d’Oliveira. C’est Marisa Paredes qui incarne une drôle bonne sœur comme Dans les ténèbres de Pedro Almodovar…
Cette alchimie un peu folle de son personnage provient… du vent ! Lors des répétitions, De Oliveira a vu le costume de la bonne sœur qui partait dans les sens. Il s’est dit : « C’est complètement génial ! ». Telle Irène Papas, Marisa Paredes était angoissée devant le peu de commentaires de Manoel à la fin de chaque prise de vue. Comme c’est une actrice que je connais bien, je l’ai rassurée… Nous parlons des comédiens de Manoel et, avant de se quitter, une anecdote me revient. Dans Parole et utopie, alors que nous tournions à Rome, un acteur italien avait été choisi en catastrophe. Il interprétait un ecclésiastique et devait dire un texte très, très long. Il ne cessait de buter sur sa tirade apprise au dernier moment. Soudain, il piqua une crise et dit : «Moi, je n’y arrive pas. Je rentre à la maison !». Et c’est comme ça que Manoel De Oliveira a eu l’idée de l’intrigue de Je rentre à la maison avec Michel Piccoli !
Depuis cette rencontre, Renato Berta a éclairé Gebo et l’ombre de Manoel De Oliviera (2012)
(1) Cf. archive Cinégotier 04.07 – Recherche Séverine désespérément
(2) Cf. archive Cinégotier 08.08 – Saudade Colomb
(3) Cf. archive Cinégotier 02.07 – Piqure de rappel 2 – Dédale débile
(4) Michel Piccoli a tourné cinq fois avec Manoel de Oliviera : Party (1996), Inquiétude (1997), Je rentre à la maison (2001), Le Miroir magique (2005) et Belle toujours (2006).
(5) Giuseppe Rotunno est l’un des plus grands directeurs de la photographie du cinéma italien. Il signe entre autres l’image des films de Luchino Visconti (Le Guépard, Rocco et ses frères), de Federico Fellini (Satyricon, Fellini-Roma, La Cité des femmes). Il travaille aussi à Hollywood (Ce plaisir qu’on dit charnel de Mike Nichols, Popeye de Robert Altman).
Vous pouvez aussi retrouver Manoel De Oliveira sur Cinégotier avec Françoise Fabian et Chiara Mastroianni : 09.09. 07 – Françoise formidablement Fabian ; 04.05.08 – Chiara le sucre lent.
9 Ils ont dit
he tratado de leerte con una dificulad tremenda porque no conozco mucho el idioma francés, aunque lo adoro. por lo que he podido entender, tu bloga es sumamente interesante. trataré de volver y de paso aprender este maravilloso idioma. saludos.
qué bueno que pudiera utilizar un traductor.
Benoît,
J’ai lu ton ITV de Renato Berta. En finissant sa lecture, je n’avais qu’une seule envie : l’entendre parler, entendre sa façon de « faire s’écouler les consonnes… »
Merci.
Merci aussi pour ton message. Je n’ai même pas vu « Duel en ville » et la prod ne veut pas nous donner de DVD…
J’espère que tu vas. Suis un peu fatiguée car je travaille beaucoup pour ma maîtrise.
Je t’embrasse
Pénélope
viens d’en lire… 1/3 je crois (j’en suis à « voyage au bout du monde ») !
passionnant
j’adore ces conversations sur les dessous de la création
les créateurs, leurs peurs, ce qu’ils retiennent de leurs rencontres
mais pas le temps de lire l’intégrale
je me laisse ce plaisir pour plus tard !
te tiens au courant de mes impressions sur la suite
bizzz
karine
« Nous y sommes » par Fred Vargas
Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance. Nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine. Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés. On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés. Franchement on a bien profité. Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre. Certes.
Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution. Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a pas choisie. « On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont quelques esprits réticents et chagrins. Oui. On n’a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis. C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De pétrole, de gaz, d’uranium, d’air, d’eau. Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l’exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d’ailleurs peu portées sur la danse). Sauvez-moi, ou crevez avec moi. Evidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix, on s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et honteux. D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de s’amuser encore avec la croissance. Peine perdue. Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est –attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille- récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est quand même bien marrés). S’efforcer. Réfléchir, même. Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire. Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde. Colossal programme que celui de la Troisième Révolution. Pas d’échappatoire, allons-y. Encore qu’il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l’ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante. Qui n’empêche en rien de danser le soir venu, ce n’est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie –une autre des grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut-être. A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution. A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.
Fred Vargas
Archéologue et écrivain
Belagnes
Mon Benoit
je ne sais pas si tu arrêtes définitivement les bios ou pas en 2009 mais tu peux mettre en chantier des projets, car avec ton background de poissons, tu devrais les voir aboutir en 2010 qui sera une année poissons.
A la radio, on lit tes critiques, et à chaque fois, on se dit que c’est vraiment du caviar comme tu écris!!!
Et le roman?
Magalie
Tu as dû passer un bien agréable moment … 😉 la création par le menu.
Que ça augure d’une année riche de rencontres.
Je t’embrasse
La Flamboyante
Je me suis retrouvé dans l’intimité de plusieurs amis qui se parlaient, sincèrement, malicieusement, passionnément… c’est toujours touchant de lire ces morceaux de vie. Bravo Benoit pour cette formidable interview d’un Grand Monsieur qui parle d’un Vieux Monsieur et tricotée par un Jeune Monsieur talentueux à plus d’un titre! Sylvano
Très joli dialogue … Bravo.
A ce soir .
Pascale
Ciao Benout,
je cours, je cours, comme un malade …
Je t’embrasse. RB